Tony Ray-Jones : la photo de rue en 13 conseils
Photographe de rue, Tony Ray-Jones n’aura vécu qu’une décennie de photographie. Pourtant, sa carrière fut aussi tristement courte qu’étonnamment prolifique. Il documenta la Grande-Bretagne des années 60 avec cet esprit d’outre-Manche, mélange d’humour et de poésie, marquant durablement le paysage de la photographie documentaire britannique.
« Tony Ray-Jones a été l’une de mes premières inspirations. Ses images m’ont montré comment il était possible de photographier mon propre pays. »
Martin Parr
Sommaire
- Tony Ray-Jones, symbole de la photographie documentaire
- 1. Soyez plus agressif
- 2. Impliquez-vous davantage (parlez aux gens)
- 3. Attardez-vous sur la scène (soyez patient)
- 4. Faites des photos plus simples
- 5. Regardez si l’arrière-plan sert le sujet
- 6. Variez davantage les compositions et les angles
- 7. Soyez plus conscient de la composition
- 8. Arrêtez de prendre des photos ennuyeuses
- 9. Rapprochez-vous (avec un 50 mm)
- 10. Attention au flou de bougé : 1/250 ème de seconde ou plus
- 11. Ne shootez pas trop
- 12. Pas toujours à hauteur des yeux
- 13. Ne restez pas à mi-distance de la scène
- A lire : Tony Ray-Jones, sur un editing de Martin Parr
Tony Ray-Jones, symbole de la photographie documentaire
Né en 1941 à Wells en Angleterre, Tony Ray-Jones est un talent précoce. Après des études à l’école de peinture de Londres, il décroche à 19 ans une place à l’université d’art de Yale. A New York, il rencontre les étoiles montantes de la photo de rue américaine, Garry Winogrand et Joel Meyerowitz. Il se lie en particulier d’amitié avec Meyerowitz, au travers d’un lien intense et passionné autour de la photographie, à dévaler ensemble les rues new-yorkaises à la recherche de la prochaine pépite. Meyerowitz était impressionné par cet esprit créatif brillant, partenaire photographique si engagé et critique vis-à-vis de son propre travail.
Il faut qu’on continue à travailler. On ne peut pas laisser cette merde qu’on produit nous tirer vers le bas.
Tony Ray-Jones à Joel Meyerowitz
Tony Ray-Jones rentre en Angleterre en 1965, rapportant au passage quelques notes griffonnées à la va-vite sur une feuille de papier, fruit de son expérience et de ses réflexions.
Il est animé par une urgence à photographier. Tony Ray-Jones se lance dans un projet personnel qui le mobilisera fiévreusement, le faisant sillonner l’Angleterre de 1966 à 1969. Il cherche à capturer et à préserver l’essence de l’identité britannique, convaincu que celle-ci est vouée à disparaître, menacée par une forme d’américanisation. Le photographe documente les excentricités de la société britannique des années 60, en posant un regard mêlant humour et mélancolie, au travers de compositions riches et complexes qui laissent cette impression de désordre subtilement équilibré. Il meurt aussi précocement que son talent, en 1972 à Londres, foudroyé par une leucémie. Au-delà d’un extraordinaire héritage visuel, il laisse aux photographes de rue ces précieux conseils dont la pertinence est encore pleinement valable aujourd’hui.
1. Soyez plus agressif
La photo de rue est intimidante, car il n’est a priori pas naturel de photographier des inconnus sans leur accord. C’est une peur qu’il faut apprendre à combattre. Il est extrêmement rare de se retrouver en réelle difficulté pour avoir pris une photo. Au pire, vous pouvez toujours effacer l’objet du litige à la demande du sujet. Le plus souvent toutefois, le seul fait d’expliquer la démarche suffit à apaiser les tensions. Il est tout de même assez flatteur pour un sujet de se sentir digne d’être photographié.
Derrière la notion d’agressivité se cache également celle d’engagement dans l’acte photographique. Il faut chercher à éviter de réfléchir à tout prix quand on photographie. Le processus est inconscient, il est fait de spontanéité, d’impulsions. C’est plus tard, lors de l’editing des images, qu’il sera nécessaire d’analyser ses photos. Engagez-vous davantage, saisissez la scène immédiatement, dès lors qu’elle se présente. Au pire vous prendrez une mauvaise photo ; dans tous les cas, vous risquerez toujours d’en prendre une bonne.
2. Impliquez-vous davantage (parlez aux gens)
Vu les nombreuses peurs que peut ressentir le photographe de rue, ce dernier peut tendre à la mollesse pour éviter de s’y confronter. La photo de rue est en effet une discipline exigeante. Si la notion de plaisir doit toujours constituer le premier moteur de la pratique, il est aussi question de sortir d’une zone de confort. Une photo de rue mémorable ne s’offrira jamais sans effort, elle va se chercher, avec persévérance et acharnement. Quitte à s’approcher résolument de la scène pour en saisir toute la valeur.
Parfois, il s’agira de vaincre sa timidité et accepter de s’exposer au grand jour, car on ne pourra plus rester discret. Un sourire accompagné de quelques mots bienveillants sont généralement suffisants.
3. Attardez-vous sur la scène (soyez patient)
L’une des grandes qualités d’un photographe de rue et de savoir attendre. Quand on aborde une scène, on peut certes en « sentir » le potentiel, flairer le bon coup. On peut se faire une idée de ce qui pourrait bien s’y passer d’intéressant. Mais on ne pourra jamais savoir à l’avance exactement ce qu’elle a à nous offrir, et surtout quand elle nous l’offrira. Il faut donc faire preuve de patience, en gardant l’esprit alerte et ouvert, prêt à se laisser surprendre. Rien n’est plus frustrant qu’une situation qu’on aurait pu pousser plus loin encore, faute d’avoir consenti à rester quelques minutes supplémentaires dans les parages. Il est préférable de ne pas se précipiter d’une situation à une autre. Prenez d’abord le temps d’épuiser totalement le sujet avant de l’abandonner. Vous n’aurez alors rien à regretter.
4. Faites des photos plus simples
Un cadre devient rapidement inutilement encombré si l’on n’y prend pas garde. Par l’idée de simplicité, Tony Ray-Jones entend celle d’une synthèse. Chaque détail doit être utile et servir le propos. Si tel n’est pas le cas, c’est donc qu’il n’a pas sa place à l’intérieur du cadre. Commencez plutôt par établir des cadres simples que vous pourrez enrichir au fur et à mesure, vous questionnant au fil de l’eau sur l’intérêt d’ajouter tel ou tel élément à la composition.
5. Regardez si l’arrière-plan sert le sujet
On a souvent tendance à prêter attention au sujet principal, généralement situé au premier plan. On en oublie parfois l’arrière-plan. Pour produire une image forte, il est nécessaire d’accorder l’arrière-plan au sujet. C’est souvent une gageure, en particulier quand on saisit des instants de vie sur le vif, par définition peu anticipables. Il s’agira alors d’optimiser sa position par rapport à la scène, de façon à assurer une cohérence d’ensemble entre la scène dépliée sous nos yeux et le fond. Un peu à la manière d’un scénographe orchestrant une situation théâtrale.
6. Variez davantage les compositions et les angles
On a tôt fait de tomber dans la facilité en reproduisant les compositions les plus éculées. Une image marquante est une photographie différente, interpellante et inédite. Produire sur le spectateur ce type de sensation exige de se renouveler, d’aborder les choses sous un angle nouveau, au sens propre comme figuré. Il y a tout à gagner à se montrer innovant en photographie. Commencez par « assurer » une photo par une composition classique, avant d’expérimenter un angle en plongée ou contre-plongée, une texture d’avant-plan, un équilibrage volontairement désaxé… Envisagez la composition de manière ludique, comme un défi.
7. Soyez plus conscient de la composition
Quand on débute la photo il est difficile de prêter attention à tous les détails, de même qu’il est difficile d’identifier ce qui fonctionne le mieux. Avec l’expérience on hausse notre degré de vigilance. C’est aussi un travail d’analyse à mener : il s’agit de se contraindre à expertiser attentivement notre imagerie lors de la phase de sélection, de manière à progresser sur ce terrain.
8. Arrêtez de prendre des photos ennuyeuses
Une image forte est une image saisissante. Parce qu’elle sort des sentiers battus. Elle éveille chez le spectateur un sentiment nouveau et inhabituel. La photo de rue exige un effort pour dépasser les représentations les plus simples et confortables. Si l’on peut se satisfaire quand on débute d’une banale photographie de silhouette, il nous faudra rapidement dépasser cette facilité pour défendre un propos photographique. A défaut on se lassera fort vite de la pratique, englué dans une auto-répétition du processus photographique. Cette recherche permanente de l’inédit, de l’extraordinaire, est sans doute le meilleur moyen d’alimenter notre passion pour la photo de rue sur le long terme. Cela a sans doute à voir avec un état d’esprit marqué par une ouverture et une curiosité envers la nouveauté.
9. Rapprochez-vous (avec un 50 mm)
La proximité à la scène est bien sûr tributaire du propos défendu. On pourra volontairement chercher à se maintenir à distance pour évoquer une pudeur ou une retenue psychologique. Mais ne mentons pas à nous-mêmes : il est rare que nous soyons trop près. L’impression d’immersion dans la scène est souvent un critère-clé d’appréciation d’une bonne image. C’est en effet ce qui donne à une photographie de l’impact et de la vie : on s’y croirait. Le spectateur parvient à s’identifier, et se sent dès lors touché par ce qu’il voit. Les focales courtes se prêtent à ce type de rendu dynamique, leurs propriétés optiques renforçant la présence des éléments les plus proches et éloignant les détails d’arrière-plan. Si le 50 mm n’est pas la focale la plus courte (on pourra lui préférer un 28 mm ou un 35 mm), elle permet toutefois ce travail sur la dynamique de l’image, ce que n’autorise pas le 85 mm.
10. Attention au flou de bougé : 1/250 ème de seconde ou plus
Il est préférable de shooter avec un temps de pose assez élevé, de manière à figer correctement le mouvement, et et pour éviter le flou de bougé. Cette contrainte n’en est plus vraiment une aujourd’hui : les capteurs contemporains autorisent d’exceptionnelles montées en sensibilité qui permettent de travailler avec des vitesses élevées sans arrière-pensée. Une bonne règle (qu’on peut aisément automatiser) consiste à ne pas descendre sous le 1/250 ème de seconde.
11. Ne shootez pas trop
Bien sûr il est nécessaire de prendre énormément de photos pour progresser. Toutefois, il ne faut pas pour autant shooter au hasard. Il est préférable d’étudier la scène d’abord. Cela rendra le premier placement plus pertinent, et garantira votre discrétion. Bien souvent en photo de rue, la scène s’évanouit rapidement dès lors qu’on est remarqué. Plus votre placement est étudié en amont, plus vous passerez inaperçu. Ce temps de préparation l’appareil photo insouciamment à la main est un allié de choix dans la recherche d’images fortes : sans porter le viseur à l’oeil, ni l’oeil à l’écran, votre attitude ne semblera jamais suspecte, et vous aurez dès lors tout loisir d’analyser la situation. Une fois l’appareil photo dégainé, il sera au contraire question d’agir vite.
12. Pas toujours à hauteur des yeux
Si porter le viseur à hauteur de l’oeil est la solution de facilité, ce n’est pas nécessairement la plus pertinente pour valoriser la scène dont on témoigne. Il s’agit d’offrir l’angle de vue qui s’accorde pleinement au propos défendu. Il me semble que cette variation de position est plus simple aujourd’hui, à la faveur de l’innovation technique que constitue l’écran orientable… qui nous épargne l’indiscret besoin de s’allonger par terre pour immortaliser les scènes en contre-plongée ! Dans tous les cas, la génuflexion est souvent une posture utile en photo de rue !
13. Ne restez pas à mi-distance de la scène
Choisir le bon placement est sans doute l’une des plus grandes difficultés en photo de rue. C’est l’expérience qui rend les placements naturels. Cette recherche est encouragée par un retour autocritique permanent, lequel permet d’évaluer si les placements précédemment occupés étaient ou non pertinents.
La notion de mi-distance recouvre celle d’une forme d’indécision. En photographie, il est question d’effectuer des choix francs et d’éviter les entredeux. C’est le meilleur moyen de se faire comprendre par le spectateur. Les demi-décisions sont ainsi rarement pertinentes. Soit il s’agira de se tenir loin de la scène, pour des raisons pleinement justifiées ; soit au contraire, la trame narrative imposera une proximité par rapport à la situation observée.
A lire : Tony Ray-Jones, sur un editing de Martin Parr
L’oeuvre de Tony Ray-Jones a profondément influencé le travail de Martin Parr. Ce dernier admire sa capacité à construire des images complexes, où tout se trouve à sa juste place et renvoie une atmosphère typiquement britannique. Martin Parr est en particulier sensible aux scènes prises aux abords des plages britanniques : il établit un parallèle avec les rues de New York, qui transpirent de l’identité américaine, alors que l’esprit anglais se révèle de la manière la plus évidente au sein de ces espaces côtiers.
Martin Parr a opéré un important travail de recherche dans les archives de Tony Ray-Jones. Il en a publié un livre, dont il a lui-même réalisé la sélection d’images ainsi que leur séquencement. Cette rétrospective est incontournable pour appréhender ce photographe, dont l’oeuvre, pleine de fraîcheur et de savoureux décalages, n’a pas pris une ride.