Photographie : éloge de l’imperfection
Petites réflexions inspirées de la lecture du Chef d’œuvre inconnu de Balzac.
Quand je regarde une photographie-signature de Pinkhassov, je me demande par quel miracle on peut produire une œuvre aussi lumineuse. Quand je lis la prose de Julien Gracq dans Un balcon en forêt, je suis subjugué par l’agencement élégant et fleuri des mots. Quand j’observe une toile de Renoir, je suis saisi par le merveilleux rendu de la touche, qui semble si aléatoire vue de près, et pourtant si juste vue de loin. Quand j’écoute les Variations Goldberg de Bach jouées par Glenn Gould (version de 1981), je suis traversé par un sentiment d’évidence limpide.
Sommaire
L’illusion de la perfection en photographie
Toutes ces références sont intimidantes. Elles peuvent même être paralysantes. Il serait illusoire, voire prétentieux, de s’essayer à la pratique d’une discipline dont se sont emparés de tels maîtres. Nous ne parviendrons guère à dépasser le seuil de la médiocrité, relativement aux artistes illustres, alors à quoi bon ?
A force d’érudition, de lectures et d’auto-critique, nous parvenons à détester ce que nous faisons, ce qui revient à se détester soi-même. Telle composition n’est pas assez aboutie, telle lumière est quelconque, telle association de couleurs manque de complicité. Nous recherchons la ligne parfaite, la couleur parfaite, l’équilibre parfait. Enfermés dans cette impossible exigence, nous nous décourageons, préférant discourir autour de la photographie plutôt que de l’exercer. Renonçant à l’esprit même de la photographie qui est d’expérimenter.
La pratique plutôt que le discours : ce que Balzac nous enseigne
C’est le drame de Frenhofer raconté par Balzac dans la nouvelle Le Chef-d’œuvre inconnu. Le jeune Nicolas Poussin rencontre ce vieux maître dont l’érudition et l’habileté technique lui inspirent respect et admiration. Mais quand il découvre le tableau du peintre, fruit d’une recherche forcenée de perfection durant dix ans, il n’observe que « des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture ». Dans sa recherche d’absolu, le maître a oublié ce qui fait l’essence même de la peinture : observer et expérimenter. Car « à force de recherches, il est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches. » Et Poussin de constater qu’il « est encore plus poète que peintre » : l’artiste est obsédé par sa création, alors que le peintre est ancré dans une réalité qui convoque palette et pinceaux pour produire des tableaux tangibles.
Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c’est que la pratique et l’observation sont tout chez un peintre, et que si le raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre sublime, il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de divaguer. Ne l’imitez pas ! Travaillez ! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main.
balzac, « Le Chef d’œuvre inconnu »
Ce que m’inspire cette lecture, c’est qu’un photographe raisonnable est d’abord un photographe qui fait. S’il déblatère sur son art, il s’en éloigne. Il perd le lien avec l’observation et la pratique. Il se concentre sur l’apparence de la photographie plutôt que sur son essence. Et si le faire est imparfait, en quoi diable est-ce important ? L’Homme est par nature imparfait, ainsi soit-il de la photographie. Si les idéaux sont parfois des moteurs, au sens où ils nous enjoignent à viser plus haut, ils ne doivent jamais contraindre la puissance créatrice.
La photographie est imperfection
Plus que les autres arts, l’imperfection n’est-elle pas ce qui donne à la photographie sa valeur ? La photographie échappe au contrôle total de son auteur : elle met en jeu une forte part de chance, et exige de composer avec le hasard des conditions de la prise de vue. L’imperfection est ce qui fait de nous des humains : une photographie inaboutie ou inachevée (que penser des œuvres de Léonard de Vinci ?) n’est pas pour autant à jeter. Si elle transmet auprès du spectateur une émotion aussi ténue soit-elle, alors elle a déjà accompli sa mission.
Quand je montre mon imagerie à ma femme, j’observe combien mes propres critères d’appréciation sont biaisés par mon habitude à voir des photographies. Je souffre de cette auto-critique qui me souffle mes « erreurs » de composition ou de lumière. Inversement, ma femme regarde mes photographies avec détachement et spontanéité : elle ne s’attache qu’aux ressentis et aux évocations. Peu importe tout le reste, qu’il s’agisse de conditions techniques, de piqué, de bruit, de ligne ou de couleur. Le ressenti comme seul outil d’appréciation. Je trouve cette manière d’aborder la photographie saine et rafraîchissante. Elle interroge sur la valeur d’un travail et le sens de la recherche.
Le processus photographique plutôt que le résultat
Ces réflexions invitent à se détacher d’un résultat. Au fond, une photographie ne sera jamais qu’imparfaite. Elle ne tombera jamais parfaitement juste. Mais elle pourra néanmoins transmettre quelque chose auprès du public. Peut-être faut-il admettre que la pratique de la photographie fait sens non pas au regard de la qualité de la production mais du processus en lui-même. Photographier c’est produire des images : on fera aussi bien qu’on le pourra, dans les limites de nos capacités et avec toutes les faiblesses de notre humanité. Mais photographier, c’est aussi et peut-être surtout se sentir vivant. En observant le monde autour de soi, on ressent la gratitude de pouvoir en témoigner. On accorde de la valeur à l’insignifiance des choses. On apprend à reconnaître la Beauté. Et on cherche à la saisir à travers le viseur. Voilà la puissance de la photographie : une façon de nous rendre plus intensément conscient du simple bonheur qu’il y a à vivre.
L’idéal de la photographie
Alors mettons un terme à ces grands discours vides de substance tels qu’on peut souvent les lire. Arrêtons les verbalisations fumeuses et les théories moralisatrices et définitives. Vivons plutôt l’expérience photographique au plus près du cœur, éveillés à nos sensations les plus brutes. Ayons l’humilité du débutant, la même que celle du bébé qui s’éveille au monde, sans cesse surpris, assoiffé de découverte et de nouveauté.
2 commentaires
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Belles réflexions
Relire l’arrière-pays d’Yves Bonnefoy.
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Merci Bernard pour le commentaire, de même que pour le conseil de lecture !