Photographie et créativité : quand la peinture inspire
Comment trouver des idées photographiques ? Il y a une foule de manières d’aborder un sujet photographiquement. Certaines sont plus éprouvées que d’autres. Si l’idéal créatif est bien d’être libre, c’est-à-dire produire un travail résultant de la pure expression personnelle, la connaissance des travaux d’autres créatifs stimule et nourrit la révélation de soi-même. Ernst Haas conseillait de se méfier des inspirations directes, propres à vous faire glisser dans l’ornière de l’imitation et de la répétition.
Les processus créatifs sont sensiblement différentes entre la photographie et la peinture, éloignant assez sûrement les deux disciplines des dérives de la copie. Mais ces deux arts visuels présentent des finalités artistiques comparables, et font usage d’outils d’expression similaires. Si l’on pousse la caricature, ne s’agit-il pas finalement de représenter des formes et des couleurs sur un support rectangulaire ? Je vous présente quelques idées inspirées par la peinture, qui je l’espère pourront stimuler la créativité de votre photographique.
Sommaire
- 1 – Photographier des silhouettes : l’art du contrejour sans l’arrière-pensée du droit à l’image
- 2 – Reflets et transparences : pour créer de la profondeur et du mystère
- 3 – A ras-de-terre : décaler le point de vue pour s’éloigner des standards du réel
- 4 – Graphisme, géométrie, compositions triangulaires : à la recherche de l’équilibre parfait
- 5 – Le dépouillement photographique : éloge de la simplicité
- 6 – Chercher la lumière : pour un cadre esthétique fort
- 7 – Prendre des portraits de rue : il suffit d’oser
- 8 – Les compositions en frise : transmettre un sentiment de stablilité
- 9 – La technique du layering : richesse et dynamique des plans
- 10 – Le carnet créatif formalisé par un ami : les vertus créatives des contraintes insoupçonnées
- Bonus pour des photographies fortes : humour et association d’idées
1 – Photographier des silhouettes : l’art du contrejour sans l’arrière-pensée du droit à l’image
Quand on débute en photographie, on se pose rapidement des questions autour de la légitimité de la démarche. Ai-je le droit de photographier dans la rue ? A quelles conditions ? La vindicte populaire n’est jamais loin. Dès lors que les sujets ne sont pas clairement identifiables, il n’y a pas lieu de s’inquiéter des considérations reliées au droit à l’image. C’est le cas de la photographie de silhouettes, qui consiste à saisir les clichés de ses sujets à contrejour.
Si ce type de photographie est commode en matière juridique, il présente d’abord et surtout un intérêt créatif certains. Plusieurs en ont fait leur spécialité. Une silhouette attrayante valorise en général le profil du sujet concerné, une pose ou une gestuelle. On l’exécute dans un contexte lumineux contrasté, où il est envisageable de marquer une opposition forte entre les hautes et les basses lumières. Ce type d’environnement lumineux se prête souvent à des représentations assez géométriques, les ombres dures découpant le cadre en lignes volontaires. Pour repérer les silhouettes, j’aborde la scène en repérant ces zones d’ombre. Je prépare la toile de fond lumineuse de l’image en anticipant le lieu de passage de la silhouette. J’attends alors qu’elle pénètre la zone d’ombre. Je sous-expose sensiblement l’image pour obtenir un rendu suffisamment contrasté.
2 – Reflets et transparences : pour créer de la profondeur et du mystère
Une bonne photographie intrigue : elle questionne notre rapport au réel, soulève mystère et interrogations. Il n’y a pas beaucoup d’attrait à s’en tenir à une représentation stricte de ce que l’on voit, à l’exception d’une approche purement documentaire et descriptive (une photographie objective existe-t-elle ?). Le jeu sur les reflets et les transparences apporte à ce titre une complexité souvent intéressante : variations de densité autour d’une lumière plus ou moins filtrée, possibilités de symétrie, recherche graphique. Le reflet renvoie le spectateur à l’image qu’il a de lui-même. L’exercice peut s’avérer vertigineux quand les éléments figés et réfléchis se mêlent : des connexions inhabituelles se font, les jeux de perspective s’inversent, le regard se désoriente. Il faut avoir l’humilité de commencer petit avant d’enrichir ses reflets tout en maintenant du sens. Maîtrisés, ils sont une source inépuisable d’offrandes visuelles.
3 – A ras-de-terre : décaler le point de vue pour s’éloigner des standards du réel
Proposer une alternative au réel qui s’en inspire, le magnifiant ou le questionnant. Voilà peut-être une définition de la créativité en photographie. Pour parvenir à créer ce décalage envers les représentations classiques des choses, il faut voir autrement que dans le quotidien. Autrement qu’en observant debout, à hauteur d’homme. Se baisser autorise le jeu des textures au sol, celui peut-être de nouvelles lignes, la mise à hauteur d’un enfant ou d’un pigeon. Ce changement de point de vue crée la surprise visuelle. Il renouvelle la manière dont on appréhende la place et l’importance relative des objets dans l’espace. Il me semble qu’à l’heure des écrans orientables, ce type d’angle en contre-plongée est à portée du photographe plus que jamais auparavant (plus la peine de s’allonger par terre dans l’espace public…)
4 – Graphisme, géométrie, compositions triangulaires : à la recherche de l’équilibre parfait
Ne vous vous êtes jamais dit qu’une composition photographique « tombait » bien ? Les choses semblent se trouver à leur place. Tout est une question d’équilibre : les masses se répondent les unes aux autres, tout comme les quantités de lumière et la nature des couleurs. L’absolu de la composition, c’est cette recherche d’équilibre. On invoque souvent pour cela des structures géométriques. Les formes triangulaires sont efficaces. Elles structurent les compositions en leur apportant du dynamisme. Ce type de construction vient casser l’habitude du regard à balayer un cadre depuis le coin supérieur gauche, héritée de l’acte européen de la lecture. Le peintre Raphaël usait beaucoup des équilibres triangulaires dans ses compositions. Il a réussi à concilier les idéaux de la Renaissance autour de la recherche des proportions parfaites empruntées aux traités de géométrie descriptive, tout en transmettant une subtile et incomparable impression de légèreté, d’harmonie et de mouvement.
5 – Le dépouillement photographique : éloge de la simplicité
Et si l’absolu photographique était la simplicité ? La simplicité comme raffinement suprême. L’évidence des formes et de la couleur. Tout comme le concerto pour Clarinette de Mozart est désarmant de simplicité, de cette facilité limpide qui fait fi des complications inutiles, des artifices inélégants, des trop-plein indigestes. Quand j’écoute du Mozart, je ressens avec jouissance la grâce de la simplicité. Il n’y a rien à ajouter ni à retirer. C’est peut-être cela, l’idéal photographique. Sans rougir des comparaisons les plus intimidantes, commençons humblement, à petite échelle : par exemple, en proposant des compositions dépouillées à l’extrême, truffées d’espaces négatifs, limitées à quelques couleurs complémentaires. Plus tard, une fois aguerris à l’exercice, on rajoutera au cadre quelques éléments supplémentaires, un à un, jusqu’à ce qu’apparaisse ce sentiment d’équilibre entre ce que l’on dit trop et ce que l’on n’évoque pas assez.
6 – Chercher la lumière : pour un cadre esthétique fort
Photographier, c’est faire des choix. Ce ne sont pas les choix techniques qui sont les plus difficiles. La technique découle du rendu qu’on veut obtenir, simple outil au service du propos que l’on veut tenir. Choisir ce que l’on veut montrer est en revanche plus ardu. Peut-être doit-on envisager de contraindre l’univers des possibles pour se simplifier la tâche. Certains choisissent en premier lieu d’immortaliser un moment.
Une approche différente consiste à se diriger en priorité vers la lumière, dans l’attente d’un moment digne d’intérêt. Une image baignée d’une belle lumière est un bon début pour obtenir quelque chose. Ensuite vient la construction du cadre, caractérisée par le choix des détails et la recherche de synthèse envers l’idée à valoriser. Je recommande les lieux de passage, propices à distribuer des opportunités photographiques. Cette démarche suggère une posture réactive où il s’agit de capter l’animation d’un cadre déjà fidèle à une esthétique de la lumière, auquel manque encore l’intérêt d’un message. Mais la lumière et ses variations peuvent à elles seules constituer le sujet de l’image.
7 – Prendre des portraits de rue : il suffit d’oser
Se munir d’un objectif 85 mm, ouvert à f1.2, se laisser surprendre par l’une de ces figures qui vous interpellent. Et suivre son instinct jusqu’au bout. Y aller au culot. Demander un portrait. Voilà qui est une attention bien flatteuse. Il est peu probable qu’on vous le refuse. Et quand bien même, cela a peu d’importance. Simplicité technique, fond neutre, quelques clics pour démarrer, avant de définir peut-être un projet plus tangible quand on aura gagné en assurance. Proposer d’envoyer la photographie. Dès lors que l’attitude est un peu assurée, cette approche peut s’avérer plus sécurisante que celle, bravache, des portraits « volés » de ceux qui recherchent avant tout l’authenticité des moments pris en dehors du soupçon d’être vu.
8 – Les compositions en frise : transmettre un sentiment de stablilité
Une bonne photographie revêt une forme de profondeur, que celle-ci porte sur la nature du propos abordé et/ou sur l’impression visuelle d’une profondeur. Il s’agit pour le regard de dépasser le cadre limitant des deux dimensions, invité qu’il est à circuler d’avant en arrière au gré des divers plans de l’image. Les compositions dites en frise, dont le peintre Nicolas Poussin fut maître, sont une option à conserver en mémoire, en particulier quand il s’agit de transmettre un sentiment de stabilité ou de permanence. Quand Poussin fait le choix délibéré de représenter l’Ordre, il cherche bien sûr a établir « ce qui est », ou du moins « ce qui doit être ». Cette représentation allégorique porte en elle une valeur de constance, un caractère figé que l’on ne peut mettre en doute. On voit bien ici combien la forme et le fond d’une image sont reliés.
9 – La technique du layering : richesse et dynamique des plans
A l’inverse, le jeu sur les plans autorise une lecture de scène vive et dynamique, qui se prête par exemple à des interprétations ouvertes, la pensée reflétant le mouvement exprimé par la scène pour poursuivre son cheminement. Quand le Lorrain représente une scène d’inspiration homérique, Ulysse remet Chryséis à son père, il fait usage de la perspective pour donner un effet de profondeur saisissant au tableau. Le regard semble pouvoir circuler librement, sans aucune contrainte, des détails fourmillants du premier plan jusqu’à l’horizon flamboyant.
Maintenant, lançons un bateau noir sur la mer étincelante
Homère, L’Iliade
Dans les faits, le processus créatif est radicalement différent de la peinture à la photographie. Alors que le peintre est maître des choix qui président à ses compositions, la photographie est un « art incertain » où le hasard joue un grand rôle. L’enjeu du photographe est de se tenir prêt à l’accueillir. Les compositions impliquant plusieurs plans sont difficiles à obtenir car elles mettent en jeu de nombreux détails. Il faudra beaucoup pratiquer pour atteindre les meilleurs résultats, en commençant par remplir les plans les plus stables, et en fonctionnant par itération successives pour enrichir la composition.
10 – Le carnet créatif formalisé par un ami : les vertus créatives des contraintes insoupçonnées
Se renouveler en photographie, c’est changer de perspective. Parfois on se sent peu inspiré ou motivé sans trop savoir pourquoi. Les batteries sont chargées, la lumière est belle, et pourtant. Il semble impossible d’enregistrer un moment fort. Ce type d’ornière créative s’accompagne souvent d’une forme de redondance : on parcourt les mêmes lieux, on prend des photographies aux mêmes horaires, on utilise le même matériel, on cherche inconsciemment des compositions ou sujets similaires. Pour se renouveler, on peut utilement s’auto-imposer des contraintes, dont on sait combien elles peuvent nous aider à rafraîchir le regard, induisant par la force des choses un abord nouveau des choses.
Et si on remettait la définition de ces contraintes à un ami ? Car il est difficile de rester intègre quand on se contraint soi-même, attirés que nous sommes par la brillance de la zone de confort. A l’inverse, un ami bien intentionné vous forcera à considérer ce que vous ne vouliez pas considérer, un peu comme le psychologue appuie sur un sujet passé pudiquement sous silence. Si le contenu du carnet créatif peut être ardu à remplir, il présente la qualité d’être un guide. Vous avez alors l’opportunité concrète de sortir de l’ornière, pour peu que vous déployiez les efforts.
Bonus pour des photographies fortes : humour et association d’idées
Les conseils dispensés jusqu’à présent me semblent raisonnablement accessibles, même si exceller dans chacun de ces domaines est le travail d’une vie. Ouvrons la réflexion à deux leviers plus délicats à actionner pour produire une imagerie forte. L’humour est sans doute ce qu’il y a de plus difficile à transmettre en image. Je vous renvoie pour cela à l’inénarrable corpus d’Elliott Erwitt. Plus généralement, on pourrait résumer l’art photographique à celui des associations. On associe des éléments entre eux en cherchant à créer des liens. Des liens visuels qui établissent des liens mentaux. Représenter une forme évoque une idée, un ressenti ou une émotion. Montrer plusieurs formes autorise la mise en relation de plusieurs idées. Il s’agira alors de surprendre, d’interroger, de heurter, d’attendrir… Il « suffit » pour cela d’oser.
Un autre mot pour la créativité est le courage
Henri Matisse
Un commentaire
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Benj, ces rapprochements/oppositions entre photographie et peinture, voire musique, sont toujours aussi passionnants et permettent de mieux comprendre cet « autrement qu’au quotidien » qui pourrait aussi être une définition de l’art.