Un photographe de rue à New York
Un petit matin de janvier à Manhattan, New York. Je me dirige d’un pas décidé vers le café Gertrude sur la quatre-vingt-seizième rue, côté Upper West Side. L’appareil photo dans le sac, pas tout à fait alerte. Le latte est bottomless, la part de banana bread propre à nourrir davantage que son homme. A l’américaine en somme. Au dehors, je regarde passer le flux des travailleurs pendulaires qui circulent dans le menu brouhaha des débuts de jour rigoureux, où les pas calculés font onduler les étoffes et frémir les fourrures. Parfois, un camion de livraison déverse sa cargaison de vacarme avant de disparaître dans un vrombissement anonyme. Au loin, on entend une agitation de cinéma, coups de klaxons et sirènes de police. Ici, le percolateur tourne à plein désormais, la buse vapeur chauffe le lait à bouillons, les tasses débordant des breuvages énergisants choquent les soucoupes, et les cuillères remuent par tourbillons soucieux les thés encore trop chauds. L’atmosphère devient bouillonnante. Les sens en éveil, l’esprit joyeux, je me sens prêt à conquérir un nouveau mythe. Je suis photographe de rue, et aujourd’hui, mon terrain de jeu est New York.
Les premiers clics relèvent de l’anecdote. La photographie de rue n’est pas un sport. Elle exclue en particulier toute forme de compétition sinon envers soi-même. Pourtant, comme on débuterait un jogging à Central Park, le geste photographique a lui aussi besoin d’échauffement. Car si la réalisation technique du geste devient automatique à condition d’expérience, l’approche des sujets photographiques demande sans cesse de s’approcher des barrières, celles qui dressent les limites distinguant ce qui relève de la sphère publique et de la sphère privée. Le photographe cherche à tenir un propos intime, et à ce titre il est sans arrêt sur un fil, équilibriste à la limite de l’intrusion. C’est par l’échauffement qu’on évalue cette limite, propre à chaque contexte socio-culturel, une limite qui vaut aussi pour soi-même, car il faut bien assez d’audace pour assumer sa recherche photographique.
J’avais lu ces témoignages de photographes blown away, que la vision de New York retournait en déchaînant leur énergie créative. Ce n’est pas mon cas. Ici, je me sens minuscule. Les gratte-ciels sont si hauts qu’il semblent me tomber dessus. Je suis écrasé par ce gigantisme qui déborde du cadre et élude toute composition de synthèse.
Plus encore, les circonvolutions lumineuses me déstabilisent. Car en Europe, le cheminement de la lumière est plutôt facile à lire. Dans ces lieux à taille humaine, aux immeubles de petite hauteur, il suffit presque de se fier à la course du soleil pour savoir exactement où tombera la lumière. A New York, il n’en est rien. D’un instant à l’autre, un éclairage fabuleux apparaît puis disparaît, la lumière se faufilant à peine à travers les menus interstices de la forêt hérissée des gratte-ciels. Cette course-poursuite avec la lumière exige l’expérience que je ne pourrai acquérir en quelques jours. Alors parfois je triche, réfugié à un angle de Central Park, vers Columbus Circle où l’espace plus ouvert accueille glorieusement une lumière du matin qui percute les vitres en ricochant de toutes parts, mimant l’éclairage multi-source des flashs. Et quand les sujets sont à la fois éclairés de trois-quarts, et soulignés par le liseré lumineux du contre-jour, alors le photographe jubile et commence à engager son travail.
Dynamisé par ce nouvel élan, j’aborde ce terrain de jeu inexploré avec l’intention ferme d’y créer quelque chose, et je ravive cette obsession un peu folle et transgressive qui motive les déclenchements photographiques. Je découvre qu’on m’ignore, ou qu’on accueille l’objet photographique avec curiosité et intérêt. Alors, coulé dans le moule de la confiance qu’adule tout photographe de rue pour la joie créative libératoire qu’elle procure, j’oublie tout et je me jette la tête la première dans le tohu-bohu new-yorkais, avide d’images et porté par une douce adrénaline. Je suis présent à moi-même et absolument disponible au monde. Un passant m’interpelle : « vous semblez beaucoup apprécier la photographie ».
7 commentaires
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J’aime cette incursion dans la conscience du photographe qui dévoile ce qui se cache derrière le geste photographique. On ne peut que te souhaiter beaucoup d’autres situations comme celle décrite ici, riche en douce adrénaline.
Admirativement à toi.
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Merci 🙂
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Tout à partager
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Merci beaucoup !
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Donne envie de s’y rendre
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merci beaucoup pour votre commentaire et cette photo permettant de de s’apercevoir le rôle de la lumière dans une photo
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Merci beaucoup Geneviève !