La photo de rue à Lyon : chroniques d’un aventurier du banal
J’expérimente la photo de rue à Lyon dans un esprit d’aventure. Comme un aventurier, j’accepte de me laisser surprendre par l’imprévu, curieux de nouveauté et de découverte. Comme un aventurier, j’apprends à reconnaître ces instants de grâce, fragiles et fugaces, dans toute la beauté de leur insignifiance, transcendant le trivial pour le muer en précieux. Comme un aventurier, je m’émerveille du grandiose des petits riens. Ces petits riens qui ne sont pas la poudre aux yeux d’un ailleurs, mais qui se contentent d’être là, ici et maintenant, pour peu qu’on prenne le temps de les observer. Comme un aventurier, je combats mes peurs. Je joue avec les limites de l’intrusion auprès de mes sujets, je lutte pour me sentir photographe à la fois public et légitime. Comme un aventurier, je m’appuie sur ma seule expérience du monde, car je sais combien la production d’images fortes est laborieuse, et je connais les combats qu’elle masque, émaillés d’attentes, de joies récompensées ou déçues, d’expérimentations aléatoires et de chance. La beauté, je la sonde d’abord en moi-même. Car l’aventure est en premier lieu une recherche intérieure. Par l’introspection, j’apprends à revoir autrement ces lieux connus par cœur. Pour en rétablir la splendeur, entre deux battements. Chroniques d’un photographe de rue à Lyon.
Sommaire
- L’esplanade de Fourvière ou l’art des compositions en frise
- Place Saint-Jean, cœur du Vieux-Lyon
- Saint-Just, quand la photo de rue transcende le banal
- Les points de vue aériens de Gorge de Loup
- Gare Part-Dieu, lieu de tension photographique
- Croix-Rousse, l’énergie du Gros Caillou
- Place des Terreaux, l’assurance d’une belle lumière
- Cordeliers, plaidoyer pour une photo de rue effervescente
- Place Bellecour, le photographe est roi
- Parc de la Tête d’Or, photographier la nature
L’esplanade de Fourvière ou l’art des compositions en frise
C’est un jour de printemps parmi ceux qui vous donnent des envies de promenade. Les week-ends de mai signent généralement le retour massif de touristes étrangers attirés par les beautés et la légèreté de vivre d’une grande ville d’Europe. Prenant de la hauteur sur ces lieux encore inconnus, ils se rassemblent en accumulations bourdonnantes contre le parapet bordant l’esplanade de Fourvière. De là, dominant le parc des Hauteurs qui rejoint le Vieux-Lyon en zigzag, ils suivent du doigt les lieux-clés de la ville : le poumon vert du parc de la Tête d’Or, auréolé des wagons arqués de la Cité Internationale ; la teinte ocre si caractéristique de la vaste place Bellecour qui casse le rythme saccadé des toitures ; le demi-cylindre de verre posé comme une audace sur le toit de l’Opéra de Lyon ; la structure immanquable et controversée du musée des Confluences ; et bien sûr, portant plus loin le regard, là où l’horizon confond ciel et terre, la miraculeuse chaîne des Alpes, qu’on voit si nettement en hiver par grand froid alors qu’on ne peut que la deviner l’été. Disposés en frise le long de leur poste d’observation, les touristes témoignent de leurs impressions ébahies par des gestes exaltés et théâtraux, éminemment photogéniques.
Place Saint-Jean, cœur du Vieux-Lyon
Pour qui ne l’a jamais vue, la place Saint-Jean est incontournable. Ses pavés inégaux tapissent une étendue carrée déployée devant la façade de la cathédrale, dont une magnifique rosace coiffe le triple portail. Lors des premiers jours de décembre, la fête des Lumières déguise les monuments touristiques de Lyon à coups de projecteurs puissants qui leur donnent une tournure inédite, souvent photogénique. Peu avant l’ouverture publique des festivités, je profite des essais d’éclairage pour mener quelques expérimentations, comme de nombreux confrères photographes amassés sur le parvis. Mais alors qu’ils braquent leurs objectifs sur trépied en direction de la basilique de Fourvière, figure tutélaire veillant sur le Vieux-Lyon, je tourne l’objet de mon attention dans leur dos, attiré par la mosaïque lumineuse projetée sur Saint-Jean. Elle élude des pans entiers de la façade, esquissant à peine les pinacles ornant les portails, redessinant leurs contours à la manière d’un échiquier d’un nouveau genre, empreint de mystère, alternant les zones d’ombre et de lumière. Je cherche quelques instants le fil narratif correspondant à cette vue très graphique. Saisissant la chance, je laisse entrer dans mon cadre, tel un pion, un personnage de film noir. Il porte un chapeau melon, une mallette précieusement accrochée en bandoulière. Il a l’air absorbé de l’homme d’affaires au téléphone qui cherche à résoudre une sombre et épineuse histoire…
Saint-Just, quand la photo de rue transcende le banal
J’emprunte comme chaque jour la voie pendulaire qui dessert le quartier de Saint-Just. Le funiculaire déverse un flot de voyageurs sur une large esplanade. Je reconnais à peine les cafés d’habitués bordant la place, disparus sous une nappe lumineuse au rayonnement flou. C’est jour de brouillard. D’épaisses vapeurs enveloppent d’un inquiétant mystère les passants les plus débonnaires. Elles semblent figer le temps et les choses sous une nappe immobile et feutrée. Malgré la rigueur des jours de décembre, je sors mon appareil photo, pour saisir l’essence de la rue de Trion transfigurée. Dans l’obscurité tombante, les phares des voitures jettent autour des passants un voile incandescent. Baignées dans ce contrejour sépulcral, ces figures sombres brièvement révélées apparaissent comme un songe, puis s’évanouissent à nouveau dans l’ombre qui peu à peu dévore les vapeurs du brouillard. Je reste encore un instant immobile, incrédule, pour faire durer un peu plus cette vision surréelle.
Les points de vue aériens de Gorge de Loup
Coincé au creux des flans de Fourvière et Saint-Just, la gare multimodale de Gorge de Loup apparaît inhospitalière, vaste lieu de passage bétonné desservant les voyageurs de l’Ouest lyonnais. Son abord surplombant donne à voir une place carrée où s’écoulent des flux de passants empruntant qui un bus, qui un train. Certains patientent assis sur un un muret. Le point de vue aérien exhibe la géométrie de cet espace anguleux. Je la confronte à celle de mon cadre, cherchant la simplicité de la forme et de la couleur. Je m’étonne et m’estime chanceux de me lancer dans une quête aussi apaisante, à la manière d’un aventurier du banal qui traque des fragments de vie, dans cette atmosphère électrique de fin de journée chargée du stress des travailleurs en transit.
Gare Part-Dieu, lieu de tension photographique
Lyon Part-Dieu. Voilà des mots qui résonnent comme la libération d’un terminus. Les voyageurs pressés se jettent au-dehors des trains en ignorant jusqu’au marchepied, pour toucher terre plus vite. Ils se mêlent à la foule fourmillante, accumulation désorganisée d’individus aux trajectoires erratiques, hôtes éphémères du hall de gare. Leurs homologues en partance s’en remettent aux écrans salutaires délivrant l’affichage du lieu de départ des wagons, plantés là à attendre, les yeux souvent levés en l’air, afin de cueillir l’information au vol encore neuve et fraîche. Je m’improvise moi aussi voyageur pour mieux disparaître au milieu de la foule, singulièrement anonyme et pourtant curieux d’une attente autre que celle d’un départ. Je compte sur l’espoir d’un instant digne d’être figé, ce point d’équilibre où la masse de voyageurs se rencontre brièvement pour établir les connexions qui font fonctionner une image. Comme un voyageur j’attends, dans l’atmosphère tendue d’un événement à venir, avec la joie dissimulée du coup d’avance, celle du voleur d’images qui ne porte pas à conséquence, preneur de vues sournois, indiscret mais pudique, qui révèle un fragment de la vie de mes acteurs ignorés du jour.
Croix-Rousse, l’énergie du Gros Caillou
C’est une longue journée d’été, quand le soleil de juillet ne semble jamais vouloir décliner, piqué à la verticale du ciel, aveuglant et dur, jetant une lumière lactée sur les visages éblouis. J’avais patiemment attendu qu’il reprenne sa course lente vers l’horizon prometteur de teintes dorées et de rayonnements doux. Sur la place du Gros Caillou, une même pièce se joue chaque week-end : des parents exténués vivent un temps suspendu sur cette vaste esplanade, une bière à la main, le regard planté au loin vers l’horizon chaud où danse la chaîne des Alpes indéfiniment brouillée par les vapeurs du jour. Pendant ce temps, leurs enfants grimpent inlassablement chacune des faces du Gros Caillou. On reconnaît les aventuriers qui se lancent en pionniers à l’assaut d’une paroi, suivis par leurs camarades plus craintifs ou plus jeunes qui sollicitent l’appui d’une main poussée dans le dos ou tendue depuis le sommet. En contrebas du plateau, on voit depuis le chemin serpentant vers l’Est des badauds qui se délassent, les jambes pendues dans le vide, acteurs anonymes d’un décor plus vaste fait d’herbes hautes qui filtrent à contrejour la lumière déclinante et cuivrée.
Place des Terreaux, l’assurance d’une belle lumière
A l’angle sud-est de la place des Terreaux, au croisement de la rue du Président Edouard Herriot et de la rue Joseph Serlin, je me tiens posté, retenant mon souffle entre deux battements de cœur, porté par l’excitation de l’incertain qui pourrait offrir des cadeaux. Cette croisée rassemble l’espace d’un instant des passants réunis au hasard qui pour la plupart ne partageront guère ensemble que ce court moment de vie sans même s’en rendre compte. Je suis là pour en témoigner, l’appareil photo au poing comme une arme inoffensive de documentation massive. J’anticipe les mouvements de quelques protagonistes invités dans mon cadre, s’approchant depuis le fond de la rue qui me fait face, baignés de la lumière oblique qui s’y glisse dans l’axe du couchant. Mais je ne contrôle pas le rythme des passants qui surgissent à un mètre ou deux de l’objectif, tournant à angle droit sans voir qui s’y cache derrière. « Il t’attendait », souffle l’une d’elles à son amie en découvrant mon crime. Je feins de ne rien entendre, le sourire du voleur d’images à la sauvette aux lèvres.
Cordeliers, plaidoyer pour une photo de rue effervescente
Depuis la place des Terreaux, le promeneur cheminant vers le sud de Lyon atteint la place des Cordeliers, à mi-chemin de Bellecour. Sur les flancs de l’électrique rue Grenette qui barre la Presqu’île, des passants désireux de la traverser s’accumulent en masse, sans jamais trop savoir quand la voie sera libre, encombrée de véhicules indisciplinés sur le départ, à l’arrêt ou en livraison, quelle que soit la couleur des feux de circulation. Là, on passerait presque inaperçu, disparaissant dans l’anonymat de la foule compacte. La photographie y est pourtant une gageure, vu l’abondance des mouvements à contrôler. Je défie souvent la chance, multipliant les tentatives dans l’espoir d’un heureux accident. Je m’approche des parois vitrées du centre commercial qui font ricocher la lumière du soir. Les passants s’y dédoublent comme s’ils exhibaient leur for intérieur, jamais vraiment connu ni compris, brouillé dans un jeu d’illusion qui autorise symétries et graphismes.
Place Bellecour, le photographe est roi
Comme chaque matin, j’emprunte la piste cyclable qui longe la place Bellecour. Cette esplanade, je l’ai observée par tout temps. Je ne l’ai jamais vraiment aimée. La statue équestre de Louis XIV y paraît bien seule, centrée au beau milieu d’un parterre vaste et vide, trop intensément ocre. Pourtant, ce matin-là n’est pas comme les autres. C’est l’un de ces jours bénis d’hiver qui facilitent la vie des photographes, épurant les compositions. Le brouillard se couperait presque au couteau. L’occasion est trop belle : je sors mon objectif 85mm qui compresse les plans, pour rompre l’isolement du roi et en proposer une version plus intime. Un passant retardé traverse la place en courant. Au premier plan, un pigeon semple lui répondre. Quant à l’illustre cavalier, il ne leur offre qu’un majestueux mépris, perché sur son piédestal surplombant les trivialités.
Parc de la Tête d’Or, photographier la nature
7h30. Le parc de la Tête d’Or s’éveille à peine, pris dans la torpeur rigoureuse de ces matins d’automne qui hésitent encore à affirmer leur vigueur. Les pas crissent légèrement sous les herbes tout juste déglacées avant que les premiers réchauffements du jour ne les parent de perles humides. A travers le voile poétique des petits matins de chance, un large disque émergeant colore les premiers instants de jour d’un rougeoiement vif qui bientôt s’estompe pour laisser filtrer une lumière plus vive et plus pâle. Un jardinier accomplit sans bruit la tâche rituelle des jours d’automne, ramassant les feuilles étendues en parterre au pied des arbres à demi dénudés. Les promeneurs de chien promènent leur chien, ou l’inverse, comme on s’y attend, l’air absorbé, le manteau jeté à la va-vite sur les épaules, couvrant à peine le pantalon de jogging lui aussi enfilé à la hâte, le regard encore englué de sommeil. Un troupeau de biches opère le cheminement lent des ruminants en recherche des meilleures touffes d’herbe, se préoccupant peu de la silhouette gracile qu’ils découpent sur un ciel maintenant dégoulinant de lumière dorée. Je m’accroupis désormais, le souffle retenu, m’excusant presque du bruit mécanique du déclencheur frénétiquement exercé comme pour mieux saisir l’entièreté de cet instant de grâce. Un passant me souffle au passage : « c’est magnifique ! ». J’y réponds à peine, fondu dans ce moment dont je n’aimerais plus qu’il s’achève.
9 commentaires
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Bonjour Benjamin,
Vos photos me parlent beaucoup. Je viens de m’inscrire au club photo d’Orléans. J’espère pouvoir combattre mes peurs pour être capable de prendre des photos de ce style ou dans des endroits moins accessibles quand j’aurai appris la technique puis avec la pratique.
Merci à vous.
Angélique
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Bonjour Angélique,
Merci pour votre retour ! Je vous souhaite un bon apprentissage ! Je me permets modestement de vous donner ce conseil : ne perdez pas trop de temps à apprendre la technique, qui peut détourner de la pratique. Quelques rudiments suffisent pour photographier. Ce qui est fantastique avec la photographie c’est sa facilité d’accès (contrairement à d’autres disciplines artistiques comme la peinture qui implique un long apprentissage technique).
Amitiés photographiques,
Ben
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Bonjour, je suis d’accord avec vos propos sur la technique. néanmoins pour progresser dans sa pratique un élément me semble essentiel, l’acculturation. Ce n’est qu’avec de la culture que l’on peut aiguiser son oeil
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Bonjour, tout à fait, c’est ce que je défends dans les pages du blog 🙂
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Très belle déambulation lyonnaise où la plume se conjugue à l’objectif du photographe qui sait tourner le dos à la vision convenue pour révéler la richesse humaine et la beauté visuelle de cet espace urbain, non sans humour : ce modeste pigeon qui s’impose à l’œil plutôt que l’orgueilleuse statue équestre ..
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Merci pour ton retour 🙂 l’humour est sans doute l’un des moyens d’expression les plus difficiles à transmettre en photographie. Deux références en la matière : Elliott Erwitt et Matt Suart !
à
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Bonjour Benjamin.
Merci pour ce partage que tu nous offres! Tu m’as fait comprendre qu’une photo est d’abord dans la tête du photographe : il la voit avant de la saisir. Et savoir regarder c’est le faire d’un œil vierge ouvert à l’émotion. En ce moment je m’intéresse à Garry Winogrand qui n’a cessé de s’interroger sur qu’est ce que photographier ?
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Bonjour Jean-Claude, merci pour ton commentaire ! Oui, avec l’expérience le photographe anticipe la scène et sait généralement ce qu’il veut en faire. Mais il doit aussi savoir se laisser surprendre. La photographe Rebecca Norris Webb affirme très justement que ses images sont plus intelligentes qu’elle-même. Winogrand est une bonne référence ! 🙂
Amitiés, Ben