L’intention photographique
Peut-on photographier sans aucune intention ? On photographie bien pour une raison. Il y a toujours quelque chose à saisir au-delà des pixels d’une image, à propos du sujet photographié ou sur soi-même comme faiseur d’images. L’intention photographique structure et donne vie à son travail. Pourtant, si certaines phases du processus photographique se prêtent à une réflexion sur nos objectifs, l’acte photographique est par nature spontané, échappant dès lors à la formulation d’une intention a priori. Il s’agirait dans ce cas d’émettre la seule intention de clarifier ses propres intuitions photographiques, sans quoi on abîmerait les ressorts de son inspiration.
Sommaire
- Qu’est-ce qu’une intention photographique ?
- Différents degrés d’intention
- Trouver son « pourquoi » en photographie
- Transmettre une intention : un dialogue entre le photographe et le spectateur
- Le feedback pour affiner son intention photographique
- Inspiration et intention : éloge de la spontanéité
- L’intention de clarifier ses idées
- La technique au service de l’intention photographique
- Le post-traitement, un outil pour renforcer l’impact du propos
Qu’est-ce qu’une intention photographique ?
Avoir une intention, c’est se choisir un but de façon délibérée. C’est-à-dire faire quelque chose en connaissance de cause. Émettre une intention photographique, c’est donc photographier sciemment, au service d’un objectif plutôt qu’au hasard. On perçoit difficilement l’intérêt d’une image dépourvue d’une quelconque intention. Photographier, c’est au moins transmettre quelque chose, aussi insignifiante ou subtile soit-elle, qu’il s’agisse d’un fil narratif ou d’une émotion. Toutefois, il est difficile parfois pour le photographe lui-même de qualifier sa propre intention, souvent devancée par la spontanéité de l’acte photographique qui invite à construire le cadre sans le soumettre à l’examen de la conscience. Le processus de création photographique met aussi en jeu le hasard, qui par nature échappe à tout jeu d’intention.
Différents degrés d’intention
Méditer. Combattre ses peurs. Composer un cadre plaisant. Transmettre une émotion. Produire des images universelles. Voilà plusieurs exemples des buts que la photographie peut nous inviter à poursuivre. Certains portent sur l’acte photographique en lui-même, d’autres sur l’effet de la pratique en matière de développement personnel, d’autres sur une recherche stylistique. De toute évidence il est nécessaire d’établir une hiérarchie de ces buts photographiques, et de les relier les uns aux autres. On peut distinguer des objectifs ambitieux, de long terme, qui renvoient à une recherche d’idéal photographique. Ces grands objectifs se décomposent en petits objectifs, reflétant une réalité de terrain plus concrète, structurée autour de projets. On définit ainsi plusieurs degrés d’intention, ordonnés du plus « stratégique » au plus « opérationnel », de celui qui reflète une vision à celui vise seulement à valoriser un instant en particulier.
Par exemple, Alex Webb a l’intention de produire des images ouvertes aux questionnements, qui témoignent de la complexité socio-culturelle du monde. Ernst Haas a l’intention de manifester sa joie de la couleur. Harry Gruyaert quant à lui affirme ne poursuivre aucune ambition narrative, décrivant la photographie avant tout comme une expérience physique exaltant le plaisir de la forme et de la couleur. Ces intentions générales se décomposent en sous-projets : le travail d’Alex Webb à la frontière mexicaine, celui de Ernst Haas à New-York, celui de Harry Gruyaert dans les aéroports. La brique élémentaire de ces sous-projets est la production des images elles-mêmes, qui portent une intention propre découlant d’intentions plus générales.
Trouver son « pourquoi » en photographie
Pour articuler ces différents degrés d’intention, il me paraît nécessaire d’engager une démarche d’analyse sur son travail, destinée à relier les projets quotidiens aux projets de plus long terme. C’est ce travail de formalisation qui aidera à donner du corps à l’ensemble d’un travail, et à en préciser l’intention. Il s’agira d’explorer sa propre pratique, en creusant ses motivations profondes et en posant des questionnements fondamentaux.
On pourra par exemple déplier un raisonnement en entonnoir sous forme de questions, produisant un matériau de réflexion structuré de façon descendante du général au particulier. Pourquoi je photographie ? Pourquoi je choisis ce sujet ? Pourquoi je travaille avec cet outil ? Pourquoi je fais ces choix de composition ? Pourquoi je travaille avec cette lumière ? Pourquoi je suis sensible à cet instant en particulier ? Bien sûr, les réponses à ces questions ne sont pas toujours immédiates, et elles sont évidemment évolutives. Il me semble intéressant de chercher à y répondre à plusieurs reprises, à intervalles réguliers, par exemple à l’occasion de bilans annuels de sa propre pratique photographique.
A ce titre, un carnet de notes me semble être un bon outil : on y écrira ses pensées photographiques du moment, qu’on pourra reconsidérer quelques temps plus tard. Cette pratique pourrait utilement être systématisée lors du lancement de tout projet photographique : il s’agira dès lors de rédiger une note d’intention posant le cadre du projet, de l’idée de départ à sa réalisation. Cette note fera office de feuille de route à laquelle se référer tout au long du projet photographique.
Transmettre une intention : un dialogue entre le photographe et le spectateur
Certaines intentions sont assez évidentes. D’autres sont volontairement allusives. Dans tous les cas, il est difficile pour un photographe de transmettre sa juste intention. Le créateur d’images dispose en effet d’un ensemble de données contextuelles qui échappent à l’observateur. Il sait ce qui se passe avant et après le déclenchement. Quand il est touché par une scène, sa perception peut être distordue par son état émotionnel. Et que dire de l’enjeu que représente la synthèse de toute une scène en une seule image ? Choisir un cadre, c’est renoncer à des détails contextuels qui peuvent affaiblir voire travestir « l’esprit » de la scène.
Bien sûr, le photographe peut volontairement chercher à susciter une réaction ambiguë chez le spectateur. Ou transmettre un message qui n’appartenait pas à la scène photographiée. On touche ici à la notion de vérité photographique, celle défendue par son auteur pouvant s’écarter de la réalité objective. Chaque photographe déploie sa propre éthique, jugeant quel rapport d’authenticité il entretient au réel. Dans tous les cas, il s’agit pour le faiseur d’images d’établir un lien avec le spectateur, en lui fournissant (ou non, dès lors que cela est intentionnel) des clés d’analyse, de compréhension ou de sensation.
Enfin, quelle que soit la volonté de son auteur, dès lors qu’elle est soumise au regard du public, d’une certaine manière son oeuvre ne lui appartient plus : c’est le spectateur qui se saisit de l’image et l’interprète en lui prêtant une intention, indépendamment d’une fidélité à celle de l’auteur. Celui-ci peut toutefois l’influencer, en proposant une lecture évidente et fermée, ou en adoptant un parti pris plus allusif et ouvert.
Le feedback pour affiner son intention photographique
Pour encourager la transmission d’une intention photographique pertinente, rien ne saurait concurrencer les échanges bienveillants recueillis auprès du public. Ce type de feedback est toujours précieux car il permet d’identifier si la volonté première du photographe est suffisamment claire ou développée. Bien sûr, chaque spectateur possède sa propre sensibilité et ne cherche pas nécessairement en la photographie la même chose que le créateur d’images. Il faudra donc bien choisir son public, et relativiser la nature de ces retours en les confrontant avec sa propre manière de voir. Pour ma part, outre les avis de confrères photographes experts, j’accorde une importance capitale aux retours de mon entourage le plus intime, auquel je m’identifie fortement en termes de sensibilité. Ces avis extérieurs sont pertinents car ils sont de fait détachés de l’histoire affective associée à la production des images. Ils autorisent une relecture plus objective, et contribuent à affiner la perception de notre travail.
Le retour sur son travail auprès d’un public ciblé me semble d’ailleurs incontournable bien au-delà des considérations sur l’intention photographique. Quand on produit des photographies pour la « beauté du geste », à savoir dans le seul but d’une auto-délectation et de la réalisation de soi, alors peu importe l’opinion du public, pourrait-on affirmer de prime abord. A l’inverse, quand il s’agit de vivre de la photographie, il faudrait pouvoir trouver son public. Cette vision me semble trop caricaturale : quel que soit le cadre de la pratique, professionnel comme amateur, on a toujours besoin d’une forme de reconnaissance, d’une façon ou d’une autre.
Inspiration et intention : éloge de la spontanéité
Harry Gruyaert revendique une approche de la photographie purement intuitive. Il cherche uniquement à se laisser guider par ses pulsions intérieures. Ce photographe rejette l’idée d’une pratique intellectualisée, au profit de sensations purement physiques, qu’il va jusqu’à comparer au plaisir sexuel quand il parvient à trouver l’image désirée.
Je trouve cette approche certes un peu excessive mais néanmoins assez juste. Il est généralement inutile voire contre-productif de « forcer » l’acte créatif en affirmant trop fortement son intention initiale. Certes, il est souhaitable d’avoir à l’esprit une intention générale ou les grandes lignes d’un projet. Certes, on peut incarner cette intention en opérant des choix forts au départ : un objectif 35mm, un boîtier moyen format, le choix du noir et blanc, etc. Mais il me semble indispensable de ne pas verrouiller l’acte photographique en tant que tel par des contraintes. La photographie porte en effet par essence une composante imprévisible.
C’est cet imprévu qui fait véritablement la beauté de la photographie, à la fois en matière de processus et de résultat. S’agissant du processus, c’est le hasard, cette source d’adrénaline et de joie pour le photographe, qui agence tous les détails comme par magie pour produire l’équilibre qu’on n’avait même pas osé imaginer. En matière de résultat, l’excellente image est celle qui outre ses qualités esthétiques ne sera jamais reproductible pour son caractère sérendipiteux, pour ce fameux « happy accident » qui la rend unique.
Il me semble que la plus sage démarche consiste à rendre l’acte photographique aussi spontané que possible. Ne pas chercher à questionner son inspiration. Suivre ses idées dès qu’elles se présentent. En faisant confiance à son intuition. Si une idée survient, c’est sans doute qu’elle est bonne. La culture du photographe et ses questionnements menés en dehors des temps de prise de vue infusent dans son esprit et s’assimilent avant qu’on s’en aperçoive. Par contre, dès qu’on questionne les idées, on les met en péril. On se laisse envahir de doutes et de peurs qui polluent la saisie de l’instant. Alors que surgissent les interrogations l’instant de grâce s’évanouit. C’est comme s’il fallait déconnecter son cerveau pour suivre son seul instinct, sans aucun jugement, sans aucune analyse.
L’intention de clarifier ses idées
Plutôt que de discuter les idées, il vaut peut-être mieux chercher à clarifier ses propres idées. Considérer notre intuition de départ en cherchant à la valoriser au mieux. Il s’agit alors d’expérimenter différentes variations autour du sujet pressenti jusqu’à épuisement de la scène. Tester des points de vue alternatifs, l’inclusion ou l’exclusion du champ d’éléments supplémentaires, le déplacement d’un pas d’avant en arrière ou de gauche à droite. Généralement, l’habitude de la pratique et la connaissance de son optique rendent les placements quasiment naturels. La différence tient alors dans les micro-positionnements qui décalent le centre de gravité de l’image jusqu’à ce qu’il tombe juste. On cherche seulement à tirer le meilleur de l’idée de départ en exploitant toutes les possibilités de cadrage. On précise donc « l’intention spontanée » exprimée.
La technique au service de l’intention photographique
De la façon la plus pragmatique, formuler une intention photographique, c’est d’abord faire le choix d’un sujet. Puis appliquer une succession de choix sur le rendu du sujet. Il faudra questionner le schéma de lumière, les critères de composition et le rythme de la photo, ainsi que le moment retenu.
Dans tous les cas, l’ensemble des choix techniques associés à cette triple recherche ne doivent avoir qu’un objet : servir le sujet. Les considérations techniques sont souvent une manière de se cacher derrière ce qui compte vraiment en photographie, à savoir tenir un propos. Sortir une image forte est une tâche éminemment ardue. Elle peut être décourageante. Mais essayer d’œuvrer en ce sens est la seule façon de s’épanouir durablement en photographie.
A défaut, on se contentera de s’auto-congratuler quant à sa maîtrise des réglages et sa connaissance technique. Quel en est l’intérêt fondamental ? Je peux comprendre le défi que représente la maîtrise technique de son boîtier, je suis également passé par là. Mais il faut absolument éviter de chercher à tout en comprendre. Concentrez-vous plutôt sur ce que vous voulez dire, la technique suivra naturellement. Vous vous poserez à son sujet seulement les questions utiles. Et peu importe la compréhension approfondie de ce qu’est un pixel, tout comme le peintre ne se préoccupe pas de la manière dont sont collés les poils de son pinceau.
Le post-traitement, un outil pour renforcer l’impact du propos
Pendant la prise de vue, on questionne la pertinence des détails. Lors du post-traitement, on s’interroge sur la force du moment. Une fois l’image retenue, on pousse parcimonieusement les quelques curseurs pour donner encore plus d’impact à l’image. Pour affirmer davantage son intention photographique. Sans en travestir l’essence. Gardez pour cela à l’esprit une idée : quand le traitement d’une image « se voit », c’est qu’il n’est pas pertinent.
12 commentaires
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Article passionnant sur le sens de la photo . On apprend beaucoup en lisant cet article érudit et très bien construit . Bravo l’artiste !
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Merci beaucoup pour ton retour enthousiaste ! Cela m’encourage à continuer d’écrire sur la photo 🙂
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Passionnante analyse du geste photographique et de sa « philosophie » qui montre bien la subtile dialectique entre le hasard et l’intention.
Une suggestion pour la suite de cette réflexion : que faut-il entendre par « vérité photographique » ? Et, plus problématique encore peut-être, « réalité objective » ? Celle du monde ? De ce qui est saisi ? Celle du geste photographique en lui-même ?
Bravo pour cette stimulante invitation à penser ce que l’on fait, ce que l’on voit.
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Merci beaucoup pour tes suggestions de prolongement ! 🙂 La notion de vérité me semble intéressante à creuser pour un futur article !
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Que ne lit-on plus souvent de tels articles sur le web? La majorité des textes edités sont à fuir. Ici, toute la richesse de quelqu’un d’enrichissant. Bonnes lectures. Jeff
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Merci beaucoup Jeff pour ton retour enthousiaste, qui m’encourage à continuer !
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Grand débutant en photographie, je me passionne pour tes images et tes articles inspirants.
Merci pour ces instants de réflexion à la rédaction impeccable. Aussi stilulants à la lecture que le sont tes clichés pour la rétine et l’imaginaire.
Bonne continuation.
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Merci beaucoup pour ces touchants compliments ! Bonnes découvertes photographiques !
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Je découvre votre article qui va m’aider à me questionner sur ma pratique. Une lecture fort intéressante !
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Merci beaucoup Catherine,content que cet article vous paraisse instructif ! Bonne journée !
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Je viens de découvrir votre site qui m’intéresse beaucoup, enfin des analyses et réflexions photographiques loin de la technique, procédés et matériel…Vos articles me redonnent confiance en moi pour revoir ma démarche photographique…Un Grand merci pour ce partage.
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Merci beaucoup Pascale, très gentil à vous !