Ernst Haas en 10 leçons de photographie
Ernst Haas était un esprit libre. Un photographe singulier pour son temps, un révolutionnaire de la couleur, cette couleur qui l’appelait à lui comme outil d’expression d’une nouvelle époque, dans la New York d’après-guerre. Ce « peintre de l’urgence » multipliait les toiles photographiques comme des témoignages des richesses du monde, dans une joie pour la couleur lyrique et inspirée. Voici dix leçons à retenir de ce lumineux photographe, inlassable rêveur aux yeux ouverts.
Sommaire
- Qui était Ernst Haas ?
- 1. Pourquoi faites-vous des photos ?
- 2. N’opposez pas la couleur au noir et blanc
- 3. La couleur selon Ernst Haas : un acte de joie
- 4. Les possibilités créatives du flou de bougé
- 5. L’abstraction comme sujet photographique
- 6. Libérez-vous de votre propre sens de la composition
- 7. Le style photographique, une extension de sa personnalité
- 8. Comme Ernst Haas, soyez photographe-poète
- 9. Rêvez les yeux ouverts
- 10. N’atteignez jamais la fin de votre parcours artistique
Qui était Ernst Haas ?
Ernst Haas naît à Vienne en 1921. Au sortir de la seconde guerre mondiale, il aspire à un travail dans le domaine humanitaire, animé par le besoin de se rendre utile. C’est dans cette perspective qu’il entame des études de médecine. Mais il prend conscience rapidement que sa destinée n’est pas là. Il ressent une attraction pour les disciplines artistiques. Ernst Haas lit beaucoup et fréquente assidûment les musées. Las de son indécision, son frère le bouscule au sujet de son avenir. Il aime les arts et le voyage, deux activités que la photographie peut réunir. C’est ainsi qu’il décide d’en faire son métier.
Premier reportage
C’est en 1947 qu’il signe par chance son premier reportage marquant, au sujet du retour des prisonniers de guerre autrichiens dans leur pays. Pourtant, il avait prévu autre chose ce jour-là : un shooting de mode qu’il annula pour se rendre à la gare, où cet événement autrement plus insolite et signifiant se déroulait. Remarqué par plusieurs magazines internationaux pour ce travail, il est sollicité par Robert Capa en 1949 pour rejoindre l’agence Magnum. Avec son ami Werner Bischof, il est l’un des deux premiers photographes cooptés par les fondateurs de l’agence… et le premier à photographier en couleur.
New York : la révolution de la couleur
En 1951, il déménage à New York assez naturellement, attiré par cette ville comme un appel à la photographie en couleur. C’est cette même année que pour la première fois, le magazine Life publie un reportage intégralement en couleur, rompant avec la tradition du noir et blanc. Ernst Haas en est l’auteur. La photographie couleur est pourtant périlleuse d’exécution à l’époque en raison de la très faible sensibilité des films couleur 35 mm qui impliquaient d’être particulièrement stable à la prise de vue pour ne pas obtenir des clichés flous.
Ernst Haas est reconnu comme l’un des précurseurs de la photographie couleur. Ses recherches sur l’abstraction, lui qui voulait être peintre, ont fait l’objet d’un livre, La Création, paru en 1971, qui connaîtra un succès populaire. Outre son travail sur la ville de New York, il documentera également d’autres villes à l’instar de Paris et Venise. Ernst Haas meurt à New York en 1986.
1. Pourquoi faites-vous des photos ?
Quand j’observe le parcours des photographes qui débutent autour de moi, je reconnais souvent un même schéma : un attrait pour la technologie photographique (je suis moi-même passé par là : avouons-le, les outils photographiques contemporains sont techniquement bluffants) associé à une pratique photo compulsive. Puis la volonté de changer d’équipement pour jouir d’avancées technologiques encore plus abouties. Enfin, un essoufflement de la pratique. Pourquoi un tel schéma ? Tout simplement parce que la photographie n’est pas aussi facile que ses apparences. Parce qu’il faut vaincre des peurs, emprunter d’incertains chemins créatifs, donner un sens supérieur à la pratique.
Ernst Haas nous invite à nous questionner sur le fondement de nos aspirations artistiques. Quel en est le sens profond ? Ce besoin d’enregistrer des images du monde au travers de l’acte photographique n’est pas anodin. Le cadre de la pratique, qu’il soit public comme en photo de rue ou plus intime, est signifiant. Le choix d’enregistrer tel ou tel moment répond à une résonance personnelle utile à détricoter pour alimenter l’intérêt de la pratique sur le long terme.
Demandez-vous si vous feriez cela si personne ne le voyait, si vous n’étiez pas rémunéré pour cela, si personne ne s’intéressait jamais à votre travail. Si malgré cela vous aboutissez à un « oui » franc, alors poursuivez et arrêtez de douter.
Ernst Haas
2. N’opposez pas la couleur au noir et blanc
A aucun moment, Ernst Haas n’a identifié de contradiction entre la photographie noir et blanc et la photographie couleur. Alors qu’il photographiait initialement en noir et blanc (en réalité, pendant au moins un tiers de sa carrière comme photographe), Ernst Haas a ressenti une attirance impérieuse pour la couleur, une aspiration artistique profonde reliée au contexte historique. Il associait le noir et blanc aux années de la guerre et de l’immédiat après-guerre. Il avait ressenti le besoin de marquer une rupture avec ces « années grises », comme il les qualifiait lui-même, en opérant ce changement radical vers la couleur, à la manière d’une renaissance.
Comme le commencement d’un nouveau printemps, je voulais célébrer en couleur ces temps nouveaux, remplis d’un nouvel espoir
Ernst Haas
Selon Ernst Haas, il n’y a pas lieu d’opposer ces deux manières de photographier, les deux étant également fascinantes. Il s’agit seulement de deux langages différents, qui impliquent des façons de voir différentes. La couleur n’est pas équivalente au noir et blanc additionné de la couleur, tout comme le noir et blanc n’est pas seulement une photographie sans couleur. Ces deux approches mènent aussi à des instants décisifs qui peuvent différer.
Ernst Haas est radicalement passé du noir et blanc à la couleur pour une raison liée à son destin personnel dans un contexte donné. Mais il est bien sûr possible de travailler le monochrome comme la couleur simultanément. C’est la composition et la narration photographique qui invitent à choisir l’un ou l’autre. Parfois, la couleur dessert un propos ou déséquilibre une composition, tout comme elle peut au contraire lui donner plus de force, voire en constituer le sujet.
3. La couleur selon Ernst Haas : un acte de joie
Ernst Haas déménage à New York comme une réponse à l’appel de la couleur, dans une dynamique de renouveau photographique, laissant définitivement derrière lui les années grises d’après-guerre. Il entame une phase de sa vie très heureuse marquée par un irrépressible enthousiasme photographique. Ernst Haas percevait les manifestations de la couleur dans l’espace urbain comme autant de constellations qui l’élevaient à un état supérieur et souverain, comme s’il « plongeait dans le cosmos » d’après ses propres mots.
La couleur en photographie couleur a souvent été perçue comme un écran inutile entre le spectateur et le sujet de l’image. Ernst Haas a résolu ce conflit en faisant de la sensation de la couleur le sujet même de son oeuvre. Aucun photographe n’a exprimé plus vivement la pure joie physique de voir.
John Szakorwski, ancien conservateur du MoMA (New York)
A cette époque, seul le noir et blanc est considéré comme propre à élever la photographie au domaine de l’art. La couleur se contente seulement de reproduire le réel. Ernst Haas balaye cette vision des choses en s’écartant de la valeur descriptive de la couleur pour la mener sur le terrain de l’émotion et de la sensation.
L’image ci-dessus illustre le rôle de la couleur sur notre perception et l’état d’esprit espiègle du photographe. Ernst Haas semble jouer avec le spectateur en lui offrant une vision franche de cette orange, présentée à lui avec éclat, alors que son possesseur la dissimule derrière lui comme un bien précieux et secret. les variations de la lumière sur la peau valorisent la texture, et appellent à la sensation du toucher. La mise en lumière de l’orange est amplifiée par le marquage au sol de même couleur qui trahit avec ironie le possesseur d’orange mis à jour publiquement.
4. Les possibilités créatives du flou de bougé
Aux prémices des pellicules couleur, Ernst Haas devait travailler avec un film à très faible sensibilité : Kodak I, 12 ASA. Une contrainte qu’il a tournée en opportunité, jouant sur les faibles vitesses d’obturation pour produire des flous de bougé afin de creuser plus avant son travail sur le mouvement, aux confins de l’abstraction.
Photographier des nouveautés ne m’intéresse pas ; je cherche à voir les choses sous un jour nouveau. Dans ce contexte, je suis un photographe qui a les problèmes d’un peintre, et le désir de découvrir les limites de l’appareil afin de les dépasser.
ERnst Haas
La photographie ci-dessous traduit bien l’influence picturale d’Ernst Haas, lui qui voulait être peintre au départ, et qui se qualifiait lui-même comme « peintre de l’urgence », en référence à l’instantanéité de l’acte photographique lui-même, et aux sujets d’actualité couverts par le médium. Libéré d’une exigence de netteté, le photographe signe une image tout en mouvement qui raconte la fulgurance du geste du toréador. Elle évoque également la fébrilité et l’indécision des deux protagonistes, le taureau et son bourreau, dans un jeu entre la vie et la mort dont la complémentarité des couleurs renforce l’opposition.
5. L’abstraction comme sujet photographique
Ernst Haas s’écarta rapidement de l’approche photojournalistique, attiré par la recherche formelle autour de la photographie. Il brouille les marqueurs du réel en ajoutant à ses cadres des détails abstraits qui jouent avec les perceptions habituelles du spectateur. Le photographe ne se fixe aucune règle, tout à la joie de faire vibrer les couleurs en travaillant l’équilibre des formes au travers du cadre. En s’intéressant par exemple à des détails d’affiche enchevêtrées. Et jusqu’à s’affranchir de toute connexion au réel.
6. Libérez-vous de votre propre sens de la composition
Quel artiste ne s’est jamais pas senti en mal d’inspiration ? Cette sensation de ne plus avoir d’idées, de reproduire sans arrêt les mêmes artifices… Les ressorts de la créativité ne s’assouplissent pas sans douleur. Il nous faut parfois apprendre à désapprendre, pour aborder les choses avec un nouveau regard. Pour retrouver cette fraîcheur d’approche en se détachant de ses propres réflexes, Ernst Haas recommande cette méthode : photographier les yeux fermés, en faisant usage de l’ouïe pour seule indication. Il suggère de maintenir les yeux clos y compris lors de l’editing.
Cette approche est certainement très radicale et sans doute exagérément romantique, mais elle montre bien le besoin d’opérer des changements tranchés dans la pratique pour stimuler la créativité. Tout comme Ernst Haas avait volontairement renoncé au noir et blanc afin de marquer la fin d’un cycle et la poursuite d’aspirations nouvelles.
De façon plus pragmatique, le seul fait de s’imposer une contrainte est souvent une bonne idée pour se renouveler, qu’il s’agisse par exemple de changer d’objectif, ou de s’astreindre à reculer de deux pas pour inclure davantage d’éléments au premier-plan…
7. Le style photographique, une extension de sa personnalité
La pratique photographique pose tôt ou tard la question du style. On cherche à développer une identité artistique personnelle. Il faut pour cela chercher en soi les réponses. Le style photographique est la simple expression de ce que l’on est, fruit de notre sensibilité, de nos influences et de notre histoire. Si les manifestations de ce style sont souvent longtemps incertaines au début du cheminement photographique, elle finissent par s’affirmer peu à peu au fil de la pratique, à mesure que l’on prend confiance en nos choix artistiques, pour peu que l’on évite de flatter des tendances, en se nourrissant seulement d’influences diverses, y compris en dehors du domaine photographique.
Le style n’a pas de formule, mais il a un ingrédient-clé. C’est une extension de la personnalité. La sommation de cette toile indéfinissable que composent vos sentiments, vos connaissances et votre expérience.
ERnst Haas
8. Comme Ernst Haas, soyez photographe-poète
Selon Ernst Haas, chaque être humain possède une fibre poétique. Le poète évoque ses sensations, ses ressentis, ses impressions par un travail autour de la forme de son œuvre, qu’il s’agisse de vers, d’harmonies, de sons. A la manière d’un poète, le photographe peut développer son propre langage visuel, exprimant sa sensibilité profonde par la recherche formelle autour de son imagerie. Ainsi, le photographe défend le signifié de l’image, à savoir son propos, par un signifiant stylisé. En travaillant les effets de transparence, de flou, de graphisme. Ernst Haas manie aussi la couleur comme un autre instrument poétique, de même que le faisait Poussin quelques siècles plus tôt dans sa peinture.
Les couleurs dans la peinture sont comme des leurres qui persuadent les yeux, comme la beauté des vers dans la poésie.
Nicolas Poussin, in « Observations sur la peinture »
9. Rêvez les yeux ouverts
On apprend à marcher, on apprend à lire, à écrire. Mais apprend-on vraiment à voir ? Ernst Haas plaide pour l’observation du monde dans le ravissement et la gratitude de témoigner des richesses autour de soi. Il mène cette vision plus loin en invoquant sa part de rêverie. On peut voir en rêvant, de façon inconsciente. Mais en miroir, on peut aussi rêver en regardant, avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde.
10. N’atteignez jamais la fin de votre parcours artistique
Les possibilités photographiques sont infinies. Il n’est plus question d’être limité par l’outil, un simple smartphone suffit à photographier. Sortez dans la rue et vous pourrez libérer votre potentiel créatif. Nos seules limites sont celles que nous fixons à nous-mêmes, et nous sommes seuls à pouvoir les dépasser. Le cheminement créatif est infini, et selon Ernst Haas il est illusoire et même dangereux de vouloir en atteindre le bout. L’épanouissement artistique se trouve dans la dynamique, dans le processus, dans l’idée même de progrès.
Ne vous garez pas. Des autoroutes vous mèneront là-bas, mais je vous le dis, n’essayez jamais d’y arriver. L’arrivée, c’est la mort de l’inspiration.
ERnst Haas
5 commentaires
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Cet article poursuit ce discours à deux voix où, parlant d’un autre, on se livre aussi soi-même, permettant d’approfondir la réflexion sur sa propre pratique en présentant celle d’un « maître ». On y découvre un peu plus la richesse qui se tient sous la surface de l’image et qui la rend possible : beau travail une nouvelle fois !
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Merci pour ton commentaire ! La culture photographique (et artistique en général), l’une des clés pour nourrir la pratique et trouver sa voie/voix !
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Très bon travail sur le sens de l’art à travers la photo . Bravo pour l’écriture de cet article et toutes les explications très riches sur ce photographe viennois .
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Je découvre avec plaisir ce photographe!
« Selon Ernst Haas, chaque être humain possède une fibre poétique. »
Certes, mais a explorer sans retenu, on finit par se demander si on ne se fourvoie pas un peu!
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L’épanouissement ne se trouve-t-il pas dans la recherche (de soi) ? Mais je vous accorde qu’il est bon parfois de se fier à ses certitudes, en photographie comme ailleurs