Rembrandt : au-delà du seul schéma d’éclairage
Le schéma d’éclairage Rembrandt est populaire auprès des photographes de studio. Mais cette association entre Rembrandt et la photographie n’est-elle pas un peu réductrice ? Au-delà de la manière d’éclairer ses sujets, Rembrandt a beaucoup à apprendre aux photographes, en matière de composition bien sûr mais également et surtout en ce qui concerne la représentation psychologique de ses sujets et la force émotionnelle qui s’en dégage.
Sommaire
Qui était Rembrandt ?
Né à Leyde (actuels Pays-Bas) en 1606 d’une famille de meuniers, Rembrandt se destine en premier lieu à une carrière intellectuelle. Pourtant il quitte rapidement les bancs de l’école latine à l’université pour suivre des cours de peinture, d’abord à Leyde puis à Amsterdam auprès de Pieter Lastman, peintre célèbre à l’époque, sous l’influence des maîtres italiens. Très précoce, Rembrandt rentre dans sa ville natale pour ouvrir son propre atelier à 18 ans. Mais Leyde n’est pas aussi féconde qu’Amsterdam au plan artistique, et il finit par y retourner. Il se fait rapidement un nom auprès des corporations de la ville, et peint un portrait du roi Charles 1er.
C’est la rencontre avec Saskia, sa future femme, nièce d’un marchand d’art, qui lui ouvrira les portes de la haute société et son lot de commandes. Il ne cessera de la peindre, profitant des facilités d’étude que lui offre ce modèle complaisant. Elle mourra hélas prématurément des suites de la tuberculose, lui laissant un fils Titus, seul survivant de quatre enfants.
A la mort de Saskia, la renommée de Rembrandt décline. Décrié par l’Eglise pour sa relation illégitime avec sa servante Hendrickje, cette dernière donnera naissance à une fille Cornelia. Rembrandt mène un train de vie dispendieux, animé par son caractère généreux et insouciant. Il acquiert de nombreuses pièces d’art, riches étoffes et bijoux dont il pare les modèles de ses œuvres. Peu à peu tombé dans l’oubli, ignoré des prétendus connaisseurs qui jadis s’arrachaient ses tableaux, il meurt ruiné et isolé en 1669. Il n’aura jamais cessé de peindre, jusqu’à son dernier souffle.
Le style de Rembrandt
Rembrandt est une figure majeure de l’art baroque, considéré comme l’un des plus grands peintres de l’histoire de l’art. S’il n’a jamais pris la peine de faire ce fameux voyage en Italie qu’il était de bon ton d’entreprendre pami les peintres contemporains, Rembrandt avait fait l’acquisition de nombreuses oeuvres d’art qui l’ont nourri de diverses influences, comme celle de Raphaël, de Titien, et sans doute aussi du Caravage.
Bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés, Rembrandt et Le Caravage partageaient un traitement similaire de la lumière en clair-obscur. Cette manière d’éclairer les sujets, qui repose sur un fort contraste entre les zones claires et sombres, apporte une tension dramatique aux représentations. Autre point commun avec Le Caravage, celui des thèmes abordés. Désintéressé des thèmes d’inspiration antique, il faisait preuve d’une recherche aiguë de réalisme, en dépeignant ses sujets dans toute leur humanité. Par ses représentations de sujets religieux emprunts d’humilité, il accompagna l’essor du protestantisme, alors que le Caravage s’inscrivait au contraire dans le contexte de la Contre-Réforme catholique.
Rembrandt se distinguait également par sa palette chromatique assez sombre aux tons bruns et terreux, réchauffés par ses lumières. Il peignait avec une grande liberté de touche, très spontanée et parfois volontairement grossière, sans jamais renoncer à son traitement si minutieux des lumières. Son coup de pinceau rejette le détail et fait fi d’un jeu rigoureux autour de la perspective.
Apprendre à lire la lumière avec Rembrandt
La lecture de la lumière est l’une des principales clés en photographie. Cela s’apprend par la pratique bien sûr, mais aussi par l’étude des maîtres. En la matière, Rembrandt a beaucoup à nous enseigner.
Un style d’éclairage récurrent
La première chose qui frappe quand on observe une oeuvre de Rembrandt, c’est sa gestion de la lumière. Il plaçait ses sujets de façon à projeter sur eux une source de lumière latérale située au-dessus du sujet, sans doute en jouant avec la proximité d’une étroite fenêtre surélevée. En particulier, il utilisait régulièrement un même schéma de lumière : celle-ci éclaire la moitié du visage exposée à la source lumineuse, tout en dessinant un triangle éclairé sous l’oeil de la moitié de visage restée à l’ombre. Ce triangle est formé par l’ombre du nez qui s’allonge pour rejoindre l’ombre de la joue. Cette façon d’éclairer le sujet apporte du modelé et de l’intensité aux représentations.
Comme on peut le voir sur les trois portraits ci-dessus, Rembrandt jouait avec d’infinies variations autour de ce schéma, selon la physionomie de ses modèles et les variations d’intensité, d’angle d’incidence, de concentration, de couleur de la lumière. Au-delà de leur similitude en matière de schéma d’éclairage, ces portraits se distinguent par la subtilité des dégradés d’ombre et de lumière, la délicatesse du rendu des carnations, et la justesse des expressions.
Le pouvoir symbolique de la lumière
Au-delà de la dimension pittoresque des effets de clair-obscur, la lumière a bien sûr un pouvoir narratif, en photo comme en peinture. Il me paraît indispensable de toujours se poser la question de la cohérence entre la nature du propos défendu et la nature de la lumière : une lumière dure de milieu de journée posera un regard franc et sans détour sur une scène ; une lumière douce de fin de journée teintera au contraire la scène d’une couleur plus intime et nuancée.
Dans le tableau ci-dessus d’inspiration biblique, la recherche du clair-obscur converge avec le sujet dans ce qu’il a de grandiose et d’imprévu, en valorisant la lumineuse et divine révélation d’un ange auprès des membres d’une famille, déclenchant une attitude de prosternation en tant que salut pour les tirer de l’ombre dans laquelle ils baignaient jusqu’alors.
Le schéma d’éclairage Rembrandt en photo
On parle généralement de schéma de lumière dans le domaine de la photo de portrait. Un schéma est un standard d’éclairage. Outre le schéma de Rembrandt, on en dénombre trois autres.
Quatre schémas d’éclairage en photo de studio
Le schéma butterfly (ou Paramount pour sa popularité parmi les photographes hollywoodiens des années 30) dessine sous les ailes du nez une ombre en forme de papillon. La source de lumière est positionnée face au modèle en hauteur. Le schéma loop est intermédiaire entre les schémas butterfly et Rembrandt. La lumière est légèrement latérale de telle manière que l’ombre du nez dessine une boucle sur la joue. En accroissant la latéralité de la source de lumière, on tombe sur le schéma d’éclairage Rembrandt. Quant au schéma split, il repose sur un éclairage pleinement latéral qui éclaire une moitié du visage tout en laissant l’autre à l’ombre.
Pour passer d’un schéma de lumière à l’autre, il s’agit donc de varier l’orientation du sujet par rapport à la source de lumière principale en procédant par itérations successives. On pourra jouer également sur la position de la tête du sujet et son inclinaison. Le choix de l’un ou l’autre schéma sera guidé par l’intention photographique de départ.
Des schémas difficiles à contrôler sur le vif
Ces schémas d’éclairage reposant sur un principe de contraste fort, ils seront plus confortables à reproduire en studio avec des flashs permettant de travailler ce type de lumière dure. La lumière solaire s’y prête moins en raison de son pouvoir de diffusion, mais il est possible d’obtenir tout de même des résultats avec un soleil direct de milieu de journée. On pourra chercher à atténuer des ombres trop marquées en faisant usage d’un réflecteur.
Ce type d’éclairage nécessite une grande précision : reproduire un éclairage Rembrandt suggère une préparation minutieuse. Si la photographie de studio s’y prête, c’est bien sûr autrement plus délicat en photo de rue, où l’on ne peut pas faire poser ses sujets ni déplacer les sources de lumière… Mais la connaissance de ces schémas améliore notre perception de ce qu’est une bonne lumière.
La richesse des ombres
Les clairs-obscurs de Rembrandt sont radicaux, sans concession. Ils mettent en lumière de faibles portions d’image en laissant de larges pans à l’ombre. La zone éclairée de ses toiles représente généralement de l’ordre du 1/8ème de leur surface. Pour autant les zones d’ombre ne sont pas indignes d’intérêt, révélant de magnifiques nuances de teintes, de textures et de valeurs lumineuses.
Dans cet autoportrait précoce aux cheveux ébouriffés, Rembrandt se plaît à se représenter audacieusement le regard dans la pénombre, la lumière tombant seulement sur sa nuque, sa chevelure et sa joue droite. Au-delà de l’exercice de style qui montre son habileté à brosser la lumière et à structurer la matière, on perçoit un regard songeur, des lèvres légèrement entrouvertes, qui témoignent d’une forme d’introspection qui renvoie peut-être aux questionnements de l’artiste sur son art.
La recherche de simplicité
Rembrandt taille ses compositions avec de profonds clairs-obscurs qui focalisent l’attention du spectateur. Il renonce volontairement à représenter certains détails qui restent seulement esquissés à grandes touches. Le peintre aimait à dire que ses tableaux s’appréciaient davantage vus de loin. Ce souci de simplicité et de synthèse n’est pas directement transposable en photographie où il n’est pas question de touche. Toutefois, on peut relier les disciplines sur le terrain des détails. On associe souvent une photographie réussie à une image fourmillant de détails, piquée à l’envi. Je pense qu’en photographie comme en peinture, il faut faire preuve de parcimonie, en écartant l’inutile pour renvoyer seulement l’essentiel.
Le tableau ci-dessus, qui se trouve aujourd’hui au Rijksmuseum d’Amsterdam, reflète toute la quintessence du style de Rembrandt et exprime la volonté de synthèse du maître. Cette composition se distingue par une remarquable économie de moyens. Les personnages sont vêtus de manière uniforme et reçoivent une lumière homogène. La gamme de couleurs est particulièrement sobre. L’arrière-plan est seulement esquissé, sans jeu de perspective complexe. Pourtant, malgré cette apparente simplicité, l’oeuvre saisit par sa puissante réalité.
Ces hommes auxquels leurs confrères ont confié leurs intérêts inspirent une forme de droiture et de loyauté. Au-delà de leur engagement commun, leur physionomie et leur expression sont profondément individuelles et vivantes. Le rendu des carnations, le velouté et l’intensité des noirs, les subtiles variations des blancs sont autant de richesses à y découvrir. Enfin, la disposition de ce groupe produit cette impression d’équilibre et de rythme parfaits, guidée par la ligne légèrement infléchie dont sont espacés les visages, la variété des poses, l’alternance des regards dont certains semblent fixer le spectateur pour mieux l’immerger dans la scène.
La recherche de vérité ou la quête de l’instant décisif
Je crois que les photographes ont beaucoup à apprendre de l’étude des tableaux de Rembrandt pour gagner en pertinence sur la recherche de l’instant décisif.
Etudier Rembrandt pour identifier le moment décisif
Les mondanités n’intéressaient pas Rembrandt. S’il avait recours à des artifices tels que les costumes et bijoux dont il parait Saskia, c’était pour servir la virtuosité de son pinceau plutôt que déguiser la réalité. Ce que le peintre aimait, c’était dépeindre l’Humanité au sens large, dans toute sa diversité. Il s’intéressait aux gens modestes, aux allures et aux attitudes simples et authentiques. C’est ainsi qu’il a beaucoup représenté de sujets souffrant d’infirmités ou de disgrâces, avec une telle justesse qu’ils semblent avoir été pris sur le vif.
A la différence de la photographie, la peinture laisse à son auteur la pleine maîtrise de son intention quand il fige un instant. Le photographe est quant à lui tributaire de ce que la scène a à lui offrir, en particulier dans le domaine de la photo de rue où l’idée d’une quelconque scénographie ne fait pas sens. Au-delà des choix de cadrage considérés lors des clics, la pleine intention du photographe se manifeste à l’heure du choix d’une image parmi les autres. Il s’agit alors d’identifier celle qui traduit de la façon la plus complète, synthétique et paroxystique à la fois la scène dont il a été témoin. C’est ici que l’oeuvre de Rembrandt inspire.
C’est pendant ce travail de sélection que se joue la recherche de vérité par rapport à l’instant photographié. Le seul fait d’appuyer sur le déclencheur pour capturer une scène constitue certes une forme de vérité au sens où elle atteste d’un moment. Mais cette seule opération ne me semble pas pertinente en soi, car à l’exception du pur documentaire il n’est pas question pour un photographe d’objectiver une réalité, mais plutôt d’exprimer sa propre réalité, de montrer sa vérité, et ainsi de s’affirmer en tant qu’auteur qui pose un regard unique sur le monde.
L’instant décisif selon Rembrandt : une illustration
Analyser l’oeuvre de Rembrandt aide à progresser sur cette recherche de vérité. En observant la vérité de Rembrandt, on perçoit ce qu’il a identifié comme un moment juste. Cette gestuelle délicate, ce port de tête, ce plissement des yeux, cette intensité psychologique. Observer ces détails est un premier pas vers la conscience de ce qui qualifie un moment fort.
Dans la toile ci-dessous figurant Isaac et Rebecca, Rembrandt représente une scène de mariage en reprenant un rituel hébraïque consistant pour l’homme à poser la main sur la poitrine de sa femme. Cette scène a une valeur beaucoup plus universelle que son contexte culturel. Je trouve ce jeu de mains particulièrement raffiné. L’homme enveloppe sa femme d’un geste protecteur et empathique, la tête penchée en sa direction, une main délicatement posée sur son épaule, esquissant un discret sourire attestant d’un bonheur contenu. La mariée répond à ce témoignage doux et intime avec retenue, effleurant d’un geste la main de son mari avec une grande pudeur dont témoignent ses joues rosies.
L’autoportrait pour progresser comme photographe
Au cours de sa vie, Rembrandt n’a jamais cessé de se représenter lui-même, au travers d’une centaine d’autoportraits. Il a ainsi interrogé sa propre image, creusant toujours davantage ses recherches autour de la juste représentation de l’expression et du sentiment. Il se sera représenté sans complaisance, avec la plus grande authenticité, sans chercher à masquer les traces de la vie.
Son autoportrait en philosophe riant est tout à fait remarquable. L’artiste est au crépuscule de sa vie. Malgré toutes les souffrances vécues, malgré la misère de sa fin de vie, il trouve la force de peindre et on sent toute la joie qu’il y trouve. Ce regard plein de vie fixe le spectateur avec une malice non dissimulée qui évoque sans doute le bonheur ultime du peintre se livrant à son art.
Par transposition, je crois que la pratique de l’autoportrait est très instructive pour un photographe. Exprimer sa vision du monde, c’est d’abord apprendre à se connaître soi-même…
Un commentaire
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Bonjour,
Superbe article !
Par hasard, avez-vous les références des trois tableaux à la suite montrant des portraits peints par Rembrandt ? Ceux sous le titre « Un style d’éclairage récurrent »
Merci beaucoup!