Café et photographie
J’ai découvert un nouveau domaine d’exploration : le café. Je bois du café depuis des années. Un liquide sombre, avalé à la hâte, estimé pour sa seule capacité à tenir en éveil. L’habitude a pris le pas sur le sens et on ne boit plus le café qu’en aveugle, d’un geste automatique, réduisant le breuvage à une vulgaire fonction énergisante. Alors que j’éveille ma conscience à la caféologie, je mesure combien le processus d’exploration de la discipline fait écho à mon approche de la photographie.
Sommaire
Café de spécialité, chronique d’une révélation
Un jour ma femme marche dans la rue. Elle croise un panneau qui l’interpelle : « Need a good coffee ?« . « Yes ! » fait-elle d’un hochement de tête. Nous sommes à Lyon, en 2015. Ce panneau, c’est celui du Puzzle Café. C’est ainsi que je découvre le café de spécialité.
Je ne vis plus à proximité d’un coffee-shop, et sans disqualifier les cafetiers de Saint-Genis-Laval, le café de commodité ne me dit trop rien. J’acquiers une machine à espresso. Je cherche à verser un bon latte. Nous sommes en 2023. Je fais partie de ces être lents qui ont besoin de temps pour faire mûrir les choses. Ainsi en est-il de mon parcours dans le domaine du café. Ainsi en est-il de mon parcours dans le domaine de la photographie.
Café et photographie, l’exigence technique
J’ai besoin de produire un espresso qualitatif : je dois trouver les réglages (taille de la mouture, temps d’extraction, volume extrait) qui me permettent d’obtenir le café le plus équilibré ; j’ai besoin de sortir la meilleure photographie : je dois trouver les réglages (triangle d’exposition, lumière, moment, composition) qui me permettent d’obtenir la photographie la plus équilibrée.
Les vertus de l’expérimentation
A l’image de la photographie la production d’un espresso qualitatif ne se limite pas à un ensemble de réglages. C’est d’abord le fruit d’une expérience sensorielle, qui se fait toujours plus pointue à mesure qu’on la répète, pour peu qu’on l’aborde en posture de pleine conscience. Reconnaître un arôme de fruit à coque est un acte laborieux. Identifier le juste dosage entre acidité et amertume n’est pas gratuit. Il faut pour cela accumuler les expériences, les mémoriser et les comparer. L’acte photographique est lui aussi un labeur. Il trouve sens dans la multiplicité d’expériences, d’essais et d’erreurs, de tentatives réussies ou plus souvent avortées, qu’on étudie dans l’idée d’un progrès. Voici donc comment je m’épanouis dans la pratique d’une discipline : expérimenter, étudier, recommencer.
L’esthétique du geste
La production d’un espresso qualitatif procède aussi d’une démarche esthétique. Car on ne veut pas d’un bel espresso à crema tigrée si servie dans une tasse de pacotille. On ne veut pas d’un plan de travail en désordre, jonché de poussières de café éparses. On ne fait pas monter sa mousse de lait à l’emporte-pièce : ce bruit de papier journal si caractéristique, qui signale l’insertion des bulles d’air à la surface du lait, se doit d’être élégant et régulier. La mousse qui tourne autour de la buse ne tournera pas à grosses bulles désordonnées, mais à petits bouillons nuancés et contrôlés. Quant au tracé du dessin de la mousse de lait, il constitue intrinsèquement un acte esthétique : latte art. Il résulte du geste habile et précis, tout à la fois dosé et relâché.
J’approche l’acte photographique dans cette même posture d’esthète, en recherche d’élégance, à propos des photographies bien sûr, mais aussi à propos du geste photographique lui-même : je photographie à l’économie, non au sens d’un nombre d’images – abondant -, mais au sens du geste en lui-même que je cherche simple et direct. Des réglages ad hoc immédiats, le placement juste et discret, la couverture exhaustive de la scène sans faire de bruit, l’initiative d’une photographie instinctive et dépouillée des atermoiements hésitants.
Affirmer sa vision
Je photographie avec mon cœur, guidé par une subjectivité assumée. Photographier, c’est affirmer ma vision du monde. C’est interpréter la réalité à ma façon, via le prisme de ma sensibilité. Mon imagerie est une interprétation du monde : c’est mon monde, celui que je vois, sens et ressens. De la même manière que la vision photographique est propre à chaque pratiquant, l’univers du café n’est pas dogmatique : on n’applique pas des recettes en général, mais on développe des recettes personnelles, éprouvées par un palais propre à chacun, épousant les contours du goût individuel. Faire couler l’espresso résulte d’un acte interprétatif : j’interprète un café en composant une recette qui le met en valeur à l’aune de la subjectivité de mes sens. Comme je photographie du coeur, je dessine aussi le coeur qui éclaire la noirceur du café dans un geste personnel et affirmé.
Répéter le geste pour engendrer l’inédit
En matière d’éthique de travail, le barista fait l’éloge de la constance. Pourquoi ? Une fois établie l’interprétation de l’espresso, il s’agit de stabiliser la recette. On veut pouvoir reproduire le geste, pour finalement le répéter à l’infini, de manière à offrir une qualité de café fiable et constante. Ce discours sur la répétabilité fait écho à la photographie à plusieurs égards et de façons diverses. En effet, dans le même registre que celui du café, à savoir celui du geste, celui qui concerne le processus créatif, la capacité à reproduire est sans conteste un idéal à poursuivre. Le photographe est exposé à une diversité de situations-défis, qu’il s’agisse par exemple de conditions de lumière plus ou moins difficiles ou de sujets plus ou moins rapides. Il doit pouvoir y réagir de manière instinctive, sans calcul, de manière à se concentrer sur le pur acte créatif de composition photographique. En revanche, quand il s’agit d’aborder le domaine de la production photographique elle-même, c’est souvent son caractère singulier, non répétable, qui donne sa valeur à la photographie. Il est en effet question d’interpeller, de déranger, d’intriguer, de suggérer, de surprendre. On veut n’avoir jamais encore vu ce qu’une photographie nous donne à voir.
L’épanouissement par la discipline
En photographie comme en matière de caféologie, les premiers instants de la pratique sont toujours grisants, tirés par l’excitation de la nouveauté et les multiples perspectives de progrès. Les premiers échecs attirent leur lot de mini-déceptions qui finissent parfois par user l’enthousiasme et détournent l’ingénu de la pratique. S’épanouir en photographie sur le long terme, c’est s’imposer une discipline. On peut vouloir se concentrer sur le seul plaisir, en photographiant seulement quand on en a envie. Je ne suis pas certain que cette manière d’entreprendre la photographie soit la meilleure. Il est nécessaire de ne jamais déconnecter la pratique d’une forme de plaisir, premier moteur d’un épanouissement. Toutefois c’est souvent en forçant un peu les choses, par exemple via la programmation pré-établie de temps de pratique, que l’on produit cette matière dense et laborieuse qui fait la substance d’un corpus. C’est cette même attitude disciplinée, marquée par une répétition et une redondance de pratique, qui autorise le café à couler – libéré du channeling – d’une manière durablement enthousiasmante et uniforme.
Préserver l’état de curiosité
Etre photographe, c’est être curieux. Avoir soif de découverte, accepter de se laisser surprendre, de revoir ce que l’on croit connaître, à l’écart des a priori et avec l’humilité et l’envie du débutant. Cette posture est l’alliée précieuse d’une pratique épanouie. Quand on voit avec quelle fraîcheur naïve Matt Stuart arpente Oxford Street, bien qu’en connaissant depuis 20 ans les moindres recoins, on comprend que le voyage n’est pas le moteur de la pratique. Le voyage est souvent un leurre : il valorise l’apparence première des choses, laissant tomber la richesse profonde et subtile des situations banales. Ce ne sont pas les lieux qui comptent, mais bien les moments qui en émergent. Il faut pouvoir les reconnaître, avec une fraîcheur de regard, un état permanent de curiosité, et sans doute aussi une forme d’obsession. J’espère pouvoir extraire l’espresso dans ce même état de curiosité.
La richesse du hasard
La préparation du café laisse peu de place au hasard : on cherche à assurer une qualité constante d’un espresso à l’autre, imposant un standard. C’est du côté de la dégustation que se joue au palais l’imprévu, l’inattendu, le curieux. La sérendipité. Cet ingrédient magique qui fait la grâce de la photographie. Si le geste impose la maîtrise et efface les approximations, l’acte créatif est bien le fruit d’un hasard : hasard de la conscience qui relie des idées les unes aux autres ; hasard des furtivités qui passent dans le champ ou dans le hors-champ ; hasard des équilibres involontaires, inexpliqués, que l’on ne cherche plus à comprendre mais seulement à saisir, dans leur ultime état de grâce. Voilà le seul devoir du photographe : accueillir le hasard.