Ce que Brassaï apprend aux photographes
Quand on pense à Brassaï, on pense à Paris et à la photographie de nuit. Artiste total, d’abord peintre et sculpteur, curieux de tout, refusant l’étiquette surréaliste, Brassaï était d’abord un travailleur acharné. Comme l’illustre sa recherche autour des graffitis, qui le fascinera durant trois décennies. Les photographes ont beaucoup de leçons à apprendre de cet immense artiste, ce que je vous propose de découvrir au fil de ces lignes.
Sommaire
- Qui était Brassaï ?
- La photographie comme instrument poétique
- Brassaï et le surréalisme
- Composition photographique : l’exigence formelle
- Brassaï, l’oeil de Paris : photographier autour de chez soi
- « Paris de nuit » (1933) : Brassaï, maître de la photographie nocturne
- Le photographe de rue comme saltimbanque
- « Objets à grande échelle » : photographier le banal
- « Graffitis » : la photographie comme une obsession
- Brassaï, artiste protéiforme : l’urgence de ne pas se spécialiser
- Le portrait : ne jamais ignorer le photographe
- Le moteur d’un projet photographique
Qui était Brassaï ?
Gyula Halász naît en 1899 à Brassó (devenu Brașov) en Transylvanie, qui appartenait à l’époque au royaume de Hongrie. Celui qu’Henry Miller nommera plus tard « l’oeil de Paris » a un premier lien avec la capitale l’année de ses quatre ans, son père enseignant alors la littérature à la Sorbonne. Après des études de peinture et sculpture à l’université des Beaux-Arts de Budapest, il complète sa formation artistique à Berlin tout en travaillant comme journaliste.
Installation à Paris et découverte de la photo
C’est en 1924 que Gyula Halász déménage à Paris, s’installant dans le quartier de Montparnasse. Il se fait appeler Brassaï, en référence à sa ville de naissance. Il lit Proust pour apprendre le français. Brassaï se rapproche du milieu littéraire des années 20, liant des amitiés avec Henry Miller, Léon-Paul Fargue, Jacques Prévert.
Brassaï découvre la photographie, médium qui lui permet de saisir Paris de nuit mieux que la peinture, et d’engager un travail de trois décennies autour du thème du graffiti. Il s’inspire notamment des travaux des photographes Eugènge Atget et André Kertész qu’il rencontre. Outre son travail dans les rues de la capitale, le photographe prend des clichés de ses contemporains de la haute société parisienne, se rapprochant des peintres et sculpteurs en vogue, à l’instar de Picasso, Dali, Matisse, Giacometti.
C’est pour saisir la beauté des rues, des jardins, dans la pluie et le brouillard, c’est pour saisir la nuit de Paris que je suis devenu photographe
Brassaï
Un artiste complet
Artiste total, Brassaï s’intéresse à tous les champs artistiques. Son film Tant qu’il y aura des Bêtes gagne un prix en 1956 à Cannes. Il écrit par ailleurs plusieurs ouvrages, en particulier Marcel Proust sous l’emprise de la photographie qui sera publié à titre posthume en 1997. Il y étudie l’influence de la photographie sur l’œuvre de l’écrivain et établit des parallèles entre les techniques narratives de la photographie et de la littérature proustienne.
De son vivant, le travail de Brassaï jouit d’une reconnaissance artistique et publique. Exposé aux Rencontres d’Arles, puis invité d’honneur à ces mêmes Rencontres aux côtés d’Ansel Adams en 1974, il reçoit deux ans plus tard l’insigne de Chevalier de la Légion d’honneur. Le photographe meurt en 1984. En 2000 se tient au Centre Georges-Pompidou la première grande rétrospective de son travail, rassemblant 450 images avec l’appui de sa veuve Gilberte.
La photographie comme instrument poétique
Brassaï déclarait avoir longtemps eu une aversion pour la photographie. Quand il débute sa pratique à Paris, il le fait d’abord en support de son activité journaliste, pour apporter des illustrations à son travail. Au départ, Brassaï se raccroche à la représentation baudelairienne de la photographie, instrument documentaire d’enregistrement et non de création. Baudelaire déplore en la photographie une recherche d’exactitude et de véracité, au détriment de la poursuite du « beau » et de l’appel à l’imaginaire.
Brassaï commence par documenter le Paris élégant et suranné de ses souvenirs d’enfance. Puis, à la faveur d’un mode de vie marqué par l’intensité d’une vie nocturne à festoyer avec ses amis intellectuels à Montparnasse, il s’intéresse aux sujets plus marginaux de la nuit, prostituées et hommes infréquentables, qui exercent sur Brassaï une fascination sans doute liée à l’étrangeté des situations engendrées.
Le photographe fige aussi des vues de Paris nocturnes désertes, et développe au cours de ses recherches une vision photographique artistique et poétique, en particulier au travers de ses images enveloppées dans la brume.
J’étais à la recherche de la poésie du brouillard qui transforme les choses, de la poésie de la nuit qui transforme la ville, de la poésie du temps qui transforme les êtres…
Brassaï
Brassaï et le surréalisme
Brassaï arrive à Paris l’année de parution du Manifeste du surréalisme d’André Breton (1924). Il côtoie nombre d’artistes surréalistes, tels Desnos, Prévert et Dali. La pensée surréaliste, qui cherche à dépasser la réalité pour aller au-delà de la seule apparence afin d’exprimer la réalité non filtrée des pensées, explore une dimension onirique dans cette perspective de reconnexion de l’homme à lui-même.
Brassaï a travaillé la thématique du rêve au fil de son oeuvre, notamment par ses représentations parisiennes nocturnes énigmatiques qui évoquent une sensation indéfinie entre éveil et sommeil appelant un imaginaire. Il partage aussi ce goût de l’insolite comme l’intérêt pour le banal. Pourtant, si les surréalistes revendiquaient son appartenance au mouvement, il s’en est toujours défendu. Brassaï a en effet toujours affirmé ne chercher rien d’autre que le réel au travers de sa photographie. Au contraire, les surréalistes prônaient l’existence d’une réalité supérieure libérée des contraintes de la pensée.
« Les surréalistes considéraient mes photographies comme surréalistes car elles révélaient un Paris fantomatique, irréel, noyé dans la nuit et le brouillard. Or le surréalisme de mes images ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision. Je ne cherchais qu’à exprimer la réalité, car rien n’est plus surréel. »
Brassaï
Composition photographique : l’exigence formelle
Brassaï développe lui-même ses tirages photographiques. Ce contrôle de l’ensemble du processus photographique lui apporte en particulier la maîtrise du rendu formel de ses images.
En reflet de sa formation artistique complète en peinture et dessin, le photographe fait preuve d’une très forte exigence sur la forme de l’image dont il place l’importance au même titre que le propos lui-même. Cette attention à la composition se traduit par une traque du détail inutile, pour offrir la photographie la plus synthétique et pertinente, éliminant toute distraction visuelle.
A la manière d’un sculpteur, il donne aux objets des effets de volume en modelant l’ombre et la lumière. Ce minutieux travail autour de la luminosité des images leur apporte le rythme que ne peuvent pas offrir les cadrages nécessairement figés par les contraintes techniques de l’époque, en particulier la nuit.
J’ai toujours tenu la structure formelle d’une photo, sa composition, pour aussi importante que le sujet lui-même. Il faut éliminer tout ce qui est superflu, il faut diriger l’œil en dictateur.
Brassaï
Brassaï, l’oeil de Paris : photographier autour de chez soi
Henry Miller affuble son ami Brassaï du surnom d’oeil de Paris dans l’un de ses écrits. Certes, Brassaï a sans doute vu en Paris une ville unique qui a stimulé sa créativité. Toutefois, s’il a développé un tel corpus autour de la capitale, c’est seulement parce qu’il y vivait. Le processus photographique suppose un lourd labeur, une somme considérable d’efforts infructueux qui parfois offrent des cadeaux. Il est très difficile de poser un regard pertinent et profond sur des lieux de passage. Brassaï a documenté la nuit de Paris car c’est l’expérience qu’il vivait. Il passait ses nuits avec ses amis dans les lieux qu’il a photographiés. Photographier autour de chez soi est sans doute la meilleure manière de développer une imagerie unique.
Montparnasse était alors un poison redoutable ; avec une bande de copains, dont le poète Henri Michaux, on ne quittait Le Dôme à une heure du matin que pour La Coupole qui bouclait une heure plus tard. À la fermeture, on émigrait aux Îles Marquises, rue de la Gaîté, et ça se terminait toujours gare Montparnasse, à l’heure du café chaud et des journaux frais.
Brassaï
« Paris de nuit » (1933) : Brassaï, maître de la photographie nocturne
De façon assez paradoxale, Brassaï s’intéresse à ce que l’on ne voit pas à Paris, à savoir la nuit. Alors qu’on associe souvent la pratique de la photographie à la lumière du jour, le photographe relève le défi technique de la faible luminosité, redoutable à l’époque, en travaillant sur des temps de pose longs. Bien sûr, ce cadre de travail particulièrement contraignant freine les représentations spontanées et le jeu sur la profondeur de champ.
La nuit suggère, elle ne montre pas . La nuit nous trouble et nous surprend par son étrangeté ; elle libère des forces en nous qui, le jour, sont dominées par la raison. J’aimais les prodiges de la nuit que la lumière contraignait à se manifester ; il n’existe pas une nuit absolue.
Brassaï
Brassaï prend appui sur ces conditions pour restituer l’allure d’une ville fantomatique, baignée dans des ombres denses qu’éclairent de vives touches de lumière. Il dresse un décor de rêverie dont il publie un livre en 1933, « Paris de Nuit », qui marquera le début de son succès. Il travaille sans lumière additionnelle, exploitant les seules lumières de la ville, becs de gaz, cigarettes ou phares de voiture. En dépit de leur faible disponibilité, les images de Brassaï saisissent par la qualité des lumières, qui révèlent l’ensemble du spectre lumineux, pour des noir et blanc balayant la gamme tonale des gris dans un jeu de contraste subtil et maîtrisé.
La photographie de Notre-Dame ci-dessus donne à voir un paysage transcendé par la nuit : l’éclairage public dessine les lignes de rues vidées d’âmes qui structurent l’image pour la conduire à un arrière-plan incertain. La célèbre église apparaît épurée de tous détails, comme une gigantesque masse sombre dont seule subsiste l’esquisse des contours découpée dans la noirceur du ciel.
Dans cette autre image extraite de l’ouvrage « Paris de nuit », le photographe tire profit de la surface mouillée des pavés qui reflète la faible lumière de lampadaires, valorisant un dessin en S qui dynamise le regard au travers de la composition. Bien que figurant une vue parcellaire de la ville, cette image renvoie à ce détail typique et parisien qu’est le pavé haussmanien, activant par là même l’imaginaire du spectateur. Le jeu de textures, lumières des pavés, brillance de l’asphalte, l’amène sur un terrain sensoriel dépassant la simple vue en sollicitant en particulier le toucher.
Le photographe de rue comme saltimbanque
Brassaï photographie des lieux peu recommandables à des heures indues. Il prend ce statut de voleur d’images qu’évoquera plus tard Cartier-Bresson. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment lutter contre cette image d’une pratique interlope et controversée, y compris bien après Brassaï, transposée à notre époque. Le photographe de rue en particulier doit ignorer les jugements et réprobations publiques pour saisir au vol ses clichés.
Les agents de police se refusaient à croire qu’à trois heures du matin on puisse prendre des photographies au bord du canal et admettaient plus volontiers que j’avais jeté un cadavre dans l’eau glauque. Aussi, pour convaincre mes éventuels interpellateurs, je portais d’habitude, comme preuve tangible, quelques photographies de nuit sur moi.
Brassaï
« Objets à grande échelle » : photographier le banal
Entre 1930 et 1933, Brassaï développe une série photographique nomée « Objets à grande échelle ». Il représente une foultitude de petits objets du quotidien qu’il photographie en très gros plan, jouant sur les attentes du spectateur et créant un effet de surprise, notamment en travaillant la lumière par des effets très contrastés de clair-obscur.
Ce travail illustre la capacité de transcendance du medium photographique sur la réalité. C’est la vision du photographe, posée sur la trivialité d’un quotidien banal, qui donne vie aux objets assemblés dans le cadre pour les muer en une oeuvre plus puissante et interpellante. On aurait tort de penser qu’une photo extraordinaire suppose un lieu extraordinaire ou des conditions extraordinaires. C’est le regard du photographe qui esthétise et révèle l’ordinaire.
Ce que j’aime, c’est les photos où il y a un sujet très simple qui, par une saisie particulière, devient un objet de luxe
Brassaï
« Graffitis » : la photographie comme une obsession
Dès le début des années 1930 et jusqu’à la fin de sa vie, Brassaï se sent attiré par les graffitis, ces dessins et signes peints, tracés ou creusés sur les murs de Paris. Il produit des centaines d’images de graffitis pendant plus de trois décennies. Certaines photos paraîtront dans la revue d’inspiration surréaliste le « Minotaure » . Le MoMA y consacre une exposition en 1956, présentant 112 photographies de graffiti de Brassaï.
Les graffitis sont classés en neuf chapitres : « propositions du mur », « le langage du mur », « la naissance de l’homme », « masques et visages », « animaux », « l’amour », « la mort », « la magie », « images primitives ». Brassaï consignait dans des carnets les plus intéressants d’entre eux, afin de suivre leur évolution à des années d’intervalle. Le photographe voyait en ces inscriptions « des signes semblables à ceux des grottes de Dordogne, de la vallée du Nil ou de l’Euphrate », des traces n’étant « rien moins que l’origine de l’écriture, rien moins que les éléments de la mythologie ». Des traces marginales, comme les sujets de ses aventures photographiques nocturnes, jusqu’alors restées inaperçues.
Le mur appartient aux demeurés, aux inadaptés, aux révoltés, aux simples, à tous ceux qui ont le cœur gros. Il est le tableau noir de l’école buissonnière.
Brassaï
Ce travail de catalogage titanesque et minutieux, s’apparentant à une activité quasi ethnologique, menée sur trois décennies, illustre bien le caractère obsessionnel de certains projets photographiques. Il prouve qu’un photographe ne déplie pas son discours artistique à la va-vite, en quelques années de pratique, même si certains peuvent faire preuve de fulgurances ou de précocité. Ce travail autour des graffiti donne des indications sur l’éthique de travail à déployer et prouve la nécessité de mener les projets sur le long terme, en leur laissant le temps de mûrir, quitte à les laisser reposer pour les reprendre plus tard.
Brassaï, artiste protéiforme : l’urgence de ne pas se spécialiser
Brassaï est un artiste total, avide de nouveauté, incapable de tomber dans la routine. Cet état de curiosité permanent le pousse à établir des passerelles entre les arts. Il est à la fois peintre, sculpteur, cinéaste, photographe, écrivain, poète… Brassaï établit des connexions interdisciplinaires pour libérer sa propre vision du monde, sa réalité la plus authentique. En choisissant la liberté à tout prix.
J’ai toujours refusé de me spécialiser, j’ai toujours fait beaucoup de choses, photos, dessins, sculptures, films, livres, finalement c’est aussi dur d’avoir beaucoup de talent, car chacun d’eux vous accapare. On ne peut agir que par alternance en suivant son instinct, je n’ai pas peur de me disperser, je veux être libre.
Brassaï
Cette recherche de diversité dans les influences et les intérêts est sans doute la façon la meilleure de construire un corpus photographique dense et personnel, fruit d’une expérience et d’un contexte culturel enrichi.
Le portrait : ne jamais ignorer le photographe
Brassaï était aussi photographe de portrait, figeant de nombreuses personnalités. Il ne croit pas aux fausses déclarations telles que « Faites comme si je n’étais pas là ». D’après lui « c’est de la comédie, c’est le contraire du naturel ». Il lui paraît au contraire naturel que le sujet photographié regarde l’auteur de la photographie.
Cette posture lui permet de saisir le regard des sujets, qui dans la figuration d’un visage lui paraissent le plus important. Il reconnaît également une forme de solennité dans l’attitude dirigée vers l’objectif. Selon Brassaï, les personnages prennent une apparence presque marmoréenne qui les rapproche d’une représentation scultpurale.
C’est sans doute cette méthode directe qui étonna Thomas Mann. A l’occasion de son 80ème anniversaire, Brassaï ne prit que deux poses de l’écrivain en seulement quelques minutes. L’une d’elles fut préférée à la production de nombreux confrères invités, lesquels contraignaient l’écrivain à des séances interminables qui dépassaient allègrement la centaine de prises de vue.
Le moteur d’un projet photographique
Brassaï ne crée pas d’images isolées. Il produit en masse des ensembles photographiques. Il se passionne pour les coulisses de la vie parisienne, pour les marginaux, pour les maisons closes. Cette attirance donnera lieu en 1976 à la parution de l’ouvrage « Le Paris secret des années 30 ».
Ce qui motive son travail, c’est un engagement passionné et acharné, qui l’invite à déplier le sujet de fond en comble pour en tirer la substantifique moelle. Il n’y a sans doute pas meilleur moteur que cette posture de travail pour produire un corpus d’envergure au-delà d’images isolément réussies.
En l’absence d’un sujet qui ne vous passionne pas, et sans l’excitation qui vous pousse à l’épuiser, vous pourrez prendre de belles photos, mais pas une œuvre photographique.
Brassaï
Un commentaire
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Merci pour ce bel article sur Brassaï qui nous apprend beaucoup sur le « maître » mais aussi sur celui qui écrit et s’en réclame, semble-t-il. Pour le photographe, cela n’a pas de sens de dire « faites comme si je n’étais pas là ». Pas plus pour celui qui écrit, dévoilant une part de lui-même, de son travail, de sa recherche, autant qu’à propos de son objet d’étude.