Saisir l’instant décisif : trois approches de la photo de rue
On dit souvent d’une bonne image qu’elle suggère la conjonction de trois dimensions : la lumière, la composition et le moment. Dans cet article, j’aborde la dernière d’entre elles : je m’interroge sur ce qu’est un bon moment et surtout sur la manière de saisir de potentiels bons moments. Vous avez sans doute entendu parler du fameux instant décisif qui colle au nom de Cartier-Bresson comme le miel colle à la cuiller. Cette formule lapidaire, décriée d’ailleurs par le photographe lui-même, masque la réalité de l’éthique de travail à déployer pour saisir des moments mémorables.
Au-delà des considérations sur cette formule controversée, je vous présente des pistes concrètes pour aborder la photo de rue en pratique dans l’idée de produire des images fortes. Bien sûr, on trouvera autant de pratiquants que de pratiques dans le domaine de la photo de rue. C’est bien là l’une des beautés de la discipline : cette liberté pure, absolument non contrainte qui autorise l’expression des sensibilités les plus diverses. Cela dit, on peut tout de même distinguer trois grandes méthodes quand il s’agit d’aborder un sujet de photo. Si chacun penchera naturellement vers l’une ou l’autre, ces méthodes pourront être sollicitées alternativement selon la situation comme une boîte à outils pour servir la capture de l’instant convoité.
Sommaire
- Petite histoire de l’instant décisif
- L’instant décisif : pour dépasser les représentations romantiques
- La méthode du chasseur : où l’on apprend à réagir aux opportunités
- La méthode du poursuivant : quand le sujet est roi
- La méthode du pêcheur : pour des compositions au cordeau
- Un engagement commun : épuiser le sujet
- Choisir son instant décisif : l’importance de l’editing
Petite histoire de l’instant décisif
Quiconque s’intéresse de près ou de loin à la photographie a déjà entendu cette formule pour le moins catégorique. Pourtant, son origine est somme toute assez triviale. L’éditeur de Cartier-Bresson cherchait une traduction anglaise accrocheuse à son ouvrage Images à la Sauvette, paru en 1952. Il s’avère qu’une traduction littérale ne lui convenait pas. Or une citation illustrait incidemment la préface écrite par le maître :
Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment.
Cardinal de retz, 1717
L’édition américaine de l’ouvrage, The decisive moment, était née. La formule fut reprise par la suite en français.
L’instant décisif : pour dépasser les représentations romantiques
Ces mots ont en réalité peu à voir avec l’éthique de Cartier-Bresson. Ils dessinent les contours caricaturaux et outrancièrement romantiques du moment parfait, béni par un alignement d’astres propre à produire l’image absolue, juste et équilibrée. Une scène peut livrer au photographe patient non pas un instant décisif mais plusieurs : deux variantes d’une même scène peuvent être aussi plaisantes à l’œil l’une que l’autre. Un instant peut-être perçu comme décisif pour un photographe sans l’être pour un autre. Ce que Cartier-Bresson recherchait, c’était l’image la plus synthétique, celle qui résumait le mieux l’essence d’une scène dans un mouvement de convergence entre le fait observé et la forme associée. Et il l’obtenait au prix d’un labeur dont témoigne l’observation de ses planches contacts.
Je marchais toute la journée l’esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits. J’avais surtout le désir de saisir dans une seule image l’essentiel d’une scène qui surgissait.
Henri Cartier-bresson
Cette citation me semble bien résumer ce que signifie l’acte photographique : une longue recherche, en état d’alerte, motivée par la volonté de figer des images fortes. La saisie d’un bon moment n’est donc pas le fruit d’un acte transcendantal, il se construit par le travail. Voyons à présent comment se créer concrètement de telles opportunités.
La méthode du chasseur : où l’on apprend à réagir aux opportunités
Il s’agit de la méthode la plus spontanée. Celle qui répond aux représentations habituelles que se font les néophytes sur la manière de saisir des clichés. Une scène se déroule sous mes yeux, j’y réagis en déclenchant. Ici, c’est le moment qui guide la première intention. Cette technique comporte une grande part d’improvisation : il faut être capable de répondre très vite à ce qu’on a vu dans un état d’engagement maximal.
Appuyez-vous sur votre instinct
La principale difficulté réside dans le besoin d’analyser d’emblée tout le cadre dans la mesure où la situation survient brusquement. Dans ce cas, la pratique de la photo de rue est histoire de réflexes, un peu comme si l’on devait agir en pilote automatique. C’est bien sûr par l’expérience qu’on « intègre » inconsciemment le processus aboutissant au choix du cadre. Je trouve d’ailleurs que dans ce genre de situation, il vaut mieux ne surtout pas réfléchir, pour aller au bout de la démarche instinctive : c’est en effet le meilleur moyen de ne pas laisser échapper le moment. En photo de rue, il n’y a rien de pire que l’hésitation. Si vous sentez qu’une situation est digne d’être saisie, ne réfléchissez pas, allez-y. Vous aurez toujours le temps plus tard de décider de la pertinence des images. Au moins, vous n’en nourrirez aucun regret.
La posture du chasseur en pratique
L’image ci-dessous illustre la méthode du chasseur, ou du plongeon si vous préférez. Je marchais sans être particulièrement intéressé par la vitrine à côté de moi. J’avais eu l’idée de continuer ma marche pour me poster au croisement de rue suivant, dans l’attente de passants entrant et sortant du cadre. Quand j’ai vu cet homme s’arrêter pour lever la tête au ciel dans le but de capter quelques rayons de soleil, je me suis immédiatement mobilisé pour saisir une image. C’est une situation que j’avais observée à plusieurs reprises au cours des quelques jours que j’avais déjà passés à Stockholm. Il n’est pas rare de voir des Suédois mettre en pause leur occupation pour venir se laisser dorer le visage par les premiers rayons printaniers.
Pour en revenir au cadre de l’image, j’ai déclenché instinctivement. Trois clics avant que la scène ne s’évapore alors que le baigneur ouvrait les yeux. J’ai inclus sans réfléchir ce mannequin qui semble observer l’homme, et cet éclat de lumière sur la droite qui forme comme un rayon de soleil opportun. Je ne pourrais pas dire que j’en avais conscience dans l’instant. J’avais seulement l’ambition de saisir ce moment tout en maintenant un cadre aussi propre que possible. Avec le recul de l’analyse, je trouve que l’attitude plutôt grave du mannequin à la tête inclinée comme une résignation s’accorde harmonieusement avec le caractère assez solennel de la pause rituelle de l’homme.
La méthode du poursuivant : quand le sujet est roi
Cette technique est utile quand vous repérez un sujet fort mais mobile, et pas nécessairement bien placé. Un personnage hors-norme par exemple, qui pourrait donner lieu à une excellente image si le décor était approprié.
Un paramètre-clé : l’arrière-plan
C’est ici que commence la poursuite. Il vous faudra vous faire discret en usant des techniques les plus sournoises pour vous faire oublier. Tout en analysant l’arrière-plan en permanence pour identifier à quel moment vous devrez arrêter votre course. Je ne vous cache que cette promenade est un peu au petit bonheur la chance. Parfois, vous aurez cette chance, parfois non. Dans tous les cas vous n’aurez pas marché pour rien : vous aurez ressenti cette excitation exaltante d’une image en gestation en croisant les doigts dans l’espoir d’un cadeau.
La posture du poursuivant en pratique
En règle générale, je n’utilise pas très souvent cette technique car je vous avoue que son caractère incertain me décourage un peu. Tous ces arrières-plans incontrôlés qui défilent, sans garantie de résultat… Mais la photo de rue porte en elle cette incertitude, et offre parfois les plus beaux cadeaux. C’est la méthode que j’ai employée ce jour-là lorsque, me baladant dans les rues Turin, j’ai aperçu cet homme qui avait des airs du Parrain de Francis Ford Coppola. Je l’ai suivi sur plusieurs centaines de mètres jusqu’à atteindre un fond moins encombré qui s’accorderait davantage avec le personnage. J’ai trouvé que les motifs géométriques et assez austères de ces fenêtres s’accordaient avec l’attitude sérieuse de l’homme. La tâche de lumière valorise par contraste le profil du personnage, comme un coup de projecteur éclairant une scène de théâtre.
La méthode du pêcheur : pour des compositions au cordeau
Cette méthode est certainement la plus sûre quand il s’agit de contrôler rigoureusement sa composition. Elle consiste à choisir a priori un cadre, puis d’attendre que des sujets entrent dans ce cadre pour compléter la composition. La méthode du pêcheur permet de produire des cadres millimétrés avec un équilibre au cordeau, car on a le temps de le conscientiser et de le travailler.
L’éloge de la patience
L’écueil de cette méthode, c’est de produire des images banales. Faute d’avoir été suffisamment patient. Une photo de rue forte contient cette part d’incongru, ce quelque chose d’unique, de mémorable, d’inattendu qui fait s’arrêter le regard. Mais ce type de moment est rare, et il vous faudra souvent attendre longtemps pour obtenir une image qui fera date. Tout est question de persévérance, et sans doute de confiance en l’incertitude. Cette méthode récompensera les plus patients d’entre nous. A ce sujet, si vous ne connaissez pas Nick Turpin du collectif In-Public, je vous invite à consulter ses vidéos. Sa persévérance est tout à fait remarquable, et on prend pleinement conscience en découvrant son éthique de travail de toutes les étapes de construction successives qui mènent à une image forte.
Avec l’expérience, on arrive peu à peu à « sentir » le potentiel d’une scène en se projetant sur ce qu’elle pourrait nous offrir. Je trouve qu’on y arrive d’autant mieux qu’on connaît déjà les lieux. Quand on photographie là où l’on vit, on finit par connaître le rythme de la ville, et percevoir son souffle. Ce croisement de rue où tournent des passants fiévreux. Cette ruelle qui s’anime à la tombée de la nuit…
La posture du pêcheur en pratique
Pour produire l’image ci-dessous, j’ai invoqué la méthode du pêcheur. J’avais repéré d’abord l’arrière-plan qui pose la scénographie : la vitre réfléchissant la silhouette des arbres, ce lourd rideau plissé aux allures théâtrales. J’ai attendu le passage de plusieurs passants jusqu’à apercevoir cette dame, dont le drapé du manteau rappelle celui du rideau d’arrière-plan. Elle glisse au travers de la scène, plongée tête baissée dans une attitude sérieuse qui colore la scène d’une tonalité dramatique.
Un engagement commun : épuiser le sujet
Bien sûr, le photographe de rue naviguera d’une méthode à l’autre selon la situation en définissant son propre dosage reflétant son approche personnelle. Si je devais quantifier ma pratique, je me dirais 55% pêcheur, 40% chasseur et 5% poursuivant. Quoi qu’il en soit, peu importe la méthode, il me semble qu’elles se doivent de partager une éthique : aller chercher l’image la plus forte. Pour cela, mon conseil serait de prendre autant de photos que possible. Plus vous shootez, plus vous multipliez vos chances d’obtenir une bonne image, c’est tautologique.
Selon les cas, on pourra prendre plus ou moins de photos avant que l’essence de la scène ne s’évanouisse. En posture de chasseur, la situation disparaît généralement dès lors qu’on est repéré. Ou seulement parce que l’instant considéré était trop furtif. En tant que pêcheur ou de poursuivant au contraire, la quête pourrait durer des heures. Dans tous les cas, quand vous identifiez le potentiel d’un moment intéressant, je vous encourage chaleureusement à couvrir photographiquement l’ensemble de la séquence concernée. Un moment unique peut aboutir à un moment plus unique encore. Vous ne saurez jamais vraiment quel instant était le meilleur avant d’en avoir témoigné. Shootez, shootez, shootez. En prêtant attention à tous les détails, jusqu’à vider la scène de toute sa substance. En variant les angles, en ajustant votre distance au sujet, en tournant autour de lui par micro-ajustements successifs. Vous ferez le tri plus tard.
Choisir son instant décisif : l’importance de l’editing
Il est très difficile de savoir d’emblée quel est le meilleur moment, celui qui vous parlera comme étant un instant décisif. Cela n’est d’ailleurs pas vraiment souhaitable. Ce qui compte pendant l’acte photographique est de collecter le matériau le plus exhaustif, le plus dense, le plus complet d’une scène. Celui qui sera propre à faire les bons choix. C’est lors de la phase de sélection des images que se joue, a posteriori, la recherche de l’instant décisif. De celui qui en tout cas s’avère plus décisif encore que les autres. De celui qui, pour paraphraser Cartier-Bresson, synthétise la scène de la manière la plus juste et évidente. Voilà tout l’enjeu de l’editing.
C’est un exercice difficile où les choix sont parfois des crève-coeurs. Où il faut avoir le courage de se libérer des ressentis et de l’affection qu’on porte à nos images. Où il faut apprendre à poser un regard froid sur une production dans laquelle on a mis tout notre coeur mais qui n’a rien à dire et se doit d’être écartée d’un revers de main. Le temps est souvent un bon allié en la matière. Trier, ou re-trier son imagerie quinze jours ou un mois plus tard peut être une bonne pratique. L’expérience fluidifie sans aucun doute le processus, l’oeil s’aiguisant à mesure qu’il voit défiler les images. En photographie, je pense que c’est l’expérience qui prévaut : l’expérience de la rue, l’expérience du tri, l’expérience de soi. Pour une vie artistique assurément palpipante et impérieusement décisive…