La composition en photo : le guide complet
Il faut que tu ailles au musée tous les jours. La composition, la composition, la composition…
Henri cartier-bresson
Si vous doutiez de l’importance fondamentale de la composition en matière de photographie, voilà un argument pour vous convaincre. C’est en ces termes que Cartier-Bresson conseillait son jeune protégé Marc Riboud fraîchement débarqué chez Magnum sur injonction du Maître. Travailler la composition en fréquentant les musées. Si le processus créatif est très différent entre la photographie et la peinture, ces deux disciplines se rejoignent quand il s’agit d’analyse d’œuvre, en particulier dans le domaine de la composition dont les ficelles sont à peu de choses près identiques entre les deux arts. Je vous propose de les détailler ici en les illustrant d’exemples empruntés aux deux domaines.
Sommaire
- Qu’est-ce que la composition en photo ?
- Le format d’image
- Le sens de lecture
- L’orientation
- L’importance du point de vue
- La règle des tiers
- La composition, une histoire d’équilibre
- Les nombres impairs
- L’importance des lignes et des courbes
- La recherche graphique
- Le cadre dans le cadre
- Jouer sur les textures
- Composer par symétrie
- Saisir les reflets
- Répéter un motif
- Marquer l’échelle d’une composition
- Cadrer serré
- Jouer sur les plans de l’image
- Prêter attention aux coins de l’image
- La composition tronquée
- Simplifier en jouant sur l’espace négatif
- La profondeur de champ
- Composer avec les contrastes
- Le chevauchement
- Automatiser l’exercice de composition
- Le sens au cœur des décisions photographiques
Qu’est-ce que la composition en photo ?
La composition est l’organisation des formes à l’intérieur des limites d’une image. Composer, c’est agencer les différents éléments de la photographie, afin de créer une dynamique du regard chez le spectateur, et de produire un effet. En d’autres termes, il s’agit d’exercer une influence sur la manière dont l’oeil circule au travers de l’image pour servir une intention photographique.
Le format d’image
Le premier levier qui influence la manière d’appréhender une image, c’est bien sûr son format. Si la peinture autorise des formats assez libres, y compris en dehors du standard rectangulaire, le format d’image en photo est plus contraint, d’abord pour des raisons techniques. La marque Leica commercialise dès 1925 un appareil photo à pellicule au format 24×36, de ratio 3:2 donc. Ce format est devenu le standard le plus répandu. Bien sûr, d’autres formats existent parmi lesquels le carré, réputé assez exigeant et difficile à appréhender pour atteindre un rendu équilibré, ou encore le 16:9 hérité du cinéma et qui offre un champ plus panoramique, pour ne citer qu’eux. Personnellement, je trouve que ces multiples formats peuvent rapidement être source de confusion. J’ai fait un choix assez radical : shooter exclusivement en format 3:2. Par goût, pour des raisons de cohérence d’ensemble de mon imagerie, et pour « simplifier » le processus photographique.
Il me paraît important également d’éviter l’écueil de la facilité quant au choix de format : celui-ci peut être instrumentalisé en post-traitement pour compenser une composition faible, ce qui revêt souvent un caractère artificiel. Dans tous les cas, le choix du format doit faire l’objet d’un choix conscient destiné à servir un propos.
Le sens de lecture
On ne se pose pas la question du sens de lecture lorsqu’on lit un livre : on balaye les pages naturellement de gauche à droite. Notre cerveau est dès lors conditionné à voir de cette manière. Cela n’impose pas nécessairement un tel sens de lecture, mais celui-ci doit être intentionnel car il contribue pleinement à la lisibilité de l’image, mais également à son propos. Un personnage dirigeant le regard vers la gauche pourra évoquer un retour sur soi, comme s’il se tournait à rebours.
C’est le cas dans l’image ci-dessous : l’homme au bandage se tourne vers une direction opposée au sens naturel, souligné par le fléchage indiquant la direction des bureaux. On pourrait imaginer une inaptitude à travailler ce jour-là en lien avec sa blessure. Alors que l’homme a enfilé un bandage, la vieille dame qui semble le surveiller a quant à elle par contraste retiré ses gants de la même couleur.
A l’inverse, une attitude dirigée à droite pourra suggérer une situation plus ouverte. Plus généralement, il est aussi question de l’ordre dans lequel on donne à voir chaque élément constituant l’image : on guide ainsi la façon de construire la représentation visuelle.
Il est possible de modifier ce sens de lecture en post-traitement en pratiquant une inversion horizontale. Personnellement, quand je traite une image, je me pose systématiquement la question de la pertinence d’un sens de lecture ou de l’autre.
L’orientation
Le format portrait ou vertical ne se nomme pas ainsi pour rien. Cette orientation est privilégiée quand on veut « resserrer » l’attention sur le sujet, ce qui se prête à la pratique du portrait classique où l’on cherche à éluder toute distraction visuelle. Inversement, le format paysage ou horizontal est propice à déplier des histoires. On dit souvent que le format portrait isole, et que le format paysage raconte.
Comme je l’évoquais plus tôt dans l’article, on lit spontanément une image de gauche à droite. Le chemin à parcourir au travers de l’image est dès lors plus court en format portrait, dans la mesure où le regard a une moindre tendance à circuler de haut en bas. Cela peut induire une forme de facilité à laquelle il faudra prendre garde, en évitant de chercher à choisir ce format pour compenser des compositions trop faibles, ou en sur jouant des espaces négatifs (nous y reviendrons dans cet article) artificiellement systématiques. Aujourd’hui, le format portrait est particulièrement populaire, popularisé par les plateformes sociales telles qu’Instagram ou Pinterest dont l’affichage sur smartphone optimise mécaniquement cette orientation.
La photographie ne doit pas dépendre de sa diffusion sur un support ou un autre, elle doit exister en soi. Je trouve le format paysage le plus exigeant : il se prête davantage au documentaire et à la narration en général, car il offre l’espace nécessaire pour la déplier. Cela n’empêche pas bien sûr la pertinence de certaines compositions verticales (dont raffolait un Saul Leiter) ; mais là encore, je vous engage à conscientiser le choix de l’orientation.
L’importance du point de vue
La position du photographe par rapport à la scène est décisive. Le point de vue en plongée permettra de jouer sur des effets de couches en tassant les plans ; il donne à un personnage une posture de repli, de vulnérabilité ou de soumission en proposant au spectateur un regard dominant. A l’inverse, un point de vue en contre-plongée donne au sujet un air d’importance, de grandeur ou de défi comme c’est le cas de l’image ci-dessous.
De façon plus générale, le point de vue est un outil efficace pour renouveler la manière d’aborder les choses. Si la facilité suggère d’adopter un point de vue commode au au niveau de l’oeil (pour ceux qui shootent au viseur) ou de la taille (pour ceux qui préfèrent les écrans orientables), ce standard est rarement pertinent : il est guidé par un confort paresseux et non par une intention. Pliez les genoux, allongez-vous par terre, montez sur ce muret… Bref, défendez votre intention photographique !
La règle des tiers
Vous en avez sans doute entendu parler, c’est l’une des premières règles qu’on évoque en matière de composition. Cette règle recouvre une notion d’équilibre. Il s’agit de positionner les points d’intérêt de l’image à l’intersection de lignes de force qui sont naturellement plaisantes à l’oeil. Pour cela, il nous faut « découper » l’image en tiers horizontaux et verticaux. Le croisement de ces droites en définit les neuf points les plus forts.
Pour exemple, dans cette composition de Corot, les deux personnages principaux sont positionnés à l’intersection de deux lignes de tiers, celle que souligne le cyprès verticalement, et celle que souligne la balustrade horizontalement.
Au départ, il faudra se forcer un peu pour repérer spontanément ces points d’équilibre. La pratique rendra leur identification naturelle. Surtout, cette règle est à dépasser rapidement : elle est parfois un peu caricaturale et définitive, et doit être balancée par d’autres critères.
La composition, une histoire d’équilibre
De manière plus générale, au-delà de la règle des tiers, c’est l’équilibre général qui concourt à la réussite d’une composition en photo. Il est assez difficile de définir précisément ce qu’est une composition équilibrée. Je pense que cela relève d’abord d’une impression. Celle selon laquelle chaque chose est à sa place. Les différentes masses de l’image, petites et grandes, se compensent et se balancent les unes aux autres pour produire un ensemble cohérent et plaisant à l’oeil. Selon moi la notion d’équilibre est le critère fondamental en composition. Quand je me trouve en situation de prise de vue, je cherche systématiquement à jouer avec cet équilibre. C’est ainsi que je travaille mes compositions, par étapes successives, en remarquant ce que change l’inclusion ou l’exclusion de tel ou tel élément de l’image sur ma sensation d’équilibre.
Les nombres impairs
On peut formaliser l’idée d’équilibre par des chiffres. Il se trouve que généralement, les associations impaires sont plus efficaces. Le chiffre trois est en particulier visuellement flatteur. Il favorise par définition une circulation du regard triangulaire qui semble naturelle. Cézanne joue avec les équilibres triangulaires dans sa nature-morte Les pommes.
Bien sûr, des compositions poursuivant une recherche de symétrie feront exception à cette règle…
L’importance des lignes et des courbes
Quand le regard aborde un espace, quel qu’il soit, il se dirige spontanément vers les lieux les plus évidents. L’oeil n’a pas le temps d’analyser l’ensemble des détails ; dès lors il faut lui indiquer lesquels comptent davantage que les autres. En effet il pourrait sinon s’attarder sur des éléments de moindre importance. Cette dynamique du regard est généralement portée par des courbes, des lignes de fuite, des diagonales, lesquelles amènent le spectateur intuitivement vers les points d’intérêt de l’image en y créant du mouvement, un rythme de circulation et de la profondeur… Comme c’est le cas pour cette composition de Van Gogh.
Les diagonales sont souvent assez efficaces car elles soulignent la perspective et « animent » la composition. On pourra à l’inverse selon l’effet souhaité préférer des lignes horizontales ou verticales qui ancreront davantage l’image et lui donneront une impression de stabilité. Là encore, tout dépend de votre intention photographique.
La recherche graphique
Les lignes contribuent à structurer une image en lui donnant un rythme. C’est plus généralement le cas des formes géométriques. J’évoquais plus haut la pertinence du jeu autour des formes triangulaires. Cette recherche de graphisme en photographie constitue presque un genre en soi.
Les espaces urbains se prêtent à ce type de compositions par le jeu de lignes et de formes angulaires qu’autorisent les bâtiments et le marquage urbain.
Le cadre dans le cadre
Je ne vous apprends rien en formulant ce truisme : les cadres photographiques sont rectangulaires. Cet attribut peut être exploité à profit selon une logique de mise en abyme. Outre les bords de l’image en elle-même, on pourra en effet porter l’attention sur une scène en la soulignant d’un cadre naturel. Ce type de sous-encadrement fonctionne naturellement s’agissant de formes rectangulaires en rappel du cadre général de l’image, mais on peut en réalité imaginer tout type de forme.
Dans ce célèbre tableau d’une complexité saisissante, où Velasquez multiplie les jeux de regards triangulaires entre les personnages du cadre, les personnages hors du cadre et le spectateur, le peintre a doublement recours à cet artifice, en dessinant le personnage du fond dans l’encadrement de la porte, et en réfléchissant dans un miroir les sujets peints par l’artiste, lui-même représenté dans la composition.
Jouer sur les textures
Au-delà du jeu sur les formes elles-mêmes, la mise en valeur de leur texture peut également s’avérer visuellement plaisante. En valorisant les reliefs, elles peuvent renvoyer à d’autres sens comme le toucher. Les textures peuvent se prêter à divers usages photographiques. Elles présentent en soi un intérêt graphique, pouvant par exemple servir à structurer l’arrière-plan d’un portrait, ou à ajouter une couche de mystère comme dans cette image de Pinkhassov.
Si on les dissocie de tout contexte englobant, les textures peuvent également mener à des oeuvres abstraites. L’observation des matières en plan rapproché peut être une bonne manière de les approcher.
Composer par symétrie
En photographie, la symétrie est une pratique exigeante : il vous faudra faire preuve de rigueur pour un rendu réussi. Il existe deux types de symétrie. Quand elle est d’axe vertical, chaque élément à gauche de l’image est répliqué par son pendant à droite. Inversement, quand la symétrie est d’axe horizontal, elle met en jeu une équivalence entre les éléments situés en moitié haute et basse de l’image. La difficulté de la symétrie réside dans son exécution qui se doit d’être minutieuse : un décalage se verra souvent assez facilement. Pour ma part, je trouve que la symétrie au sens strict a peu d’intérêt : qu’apporte l’exacte réplique d’une moitié de l’image au-delà de sa difficulté technique ?
Par contre, on peut jouer de façon plus pertinente selon moi sur des évocations symétriques. Il s’agit dès lors de proposer une légère variation d’une moitié à l’autre de l’image, ce qui renouvelle son intérêt, sans renoncer à l’équilibre général de la composition, comme on peut le voir ci-dessus dans cette image par Fan Ho.
Saisir les reflets
Les reflets sont une source intarissable d’inspiration en photographie : elles brouillent les représentations habituelles et créent ainsi des effets de surprise. C’est bien l’un des buts de la photographie : travailler la réalité comme matière de départ pour la restituer autrement sous un angle inattendu, original et personnel. Les reflets permettent également d’enrichir la composition en mêlant des éléments perçus directement et des éléments réfléchis. Quand je prends des photos, je jette toujours un oeil sur les surfaces réfléchissantes, qu’il s’agisse de flaques d’eau, de vitres, de toits de voiture, ou toute autre surface renvoyant des rayons lumineux.
Répéter un motif
En photographie, la répétition offre plusieurs atouts : elle donne du rythme à l’image et en simplifie la lecture. Elle est souvent associée à des images légères ou ludiques, car elle constitue une forme de plaisanterie visuelle. Le caractère répétitif peut renvoyer à une forme, une expression, une simple couleur (comme dans l’image ci-dessous)… En un mot, tout ce qui présente une forme de similitude. La cassure volontaire de la répétition par un élément perturbateur ajoute généralement un décalage qui la renforce.
Marquer l’échelle d’une composition
Quand on joue avec la géométrie, les textures, le graphisme de manière générale, on peut choisir de décontextualiser l’image, ce qui lui confère un aspect abstrait : dans ce cas on ne peut pas vraiment l’ancrer au réel. A l’inverse, on peut choisir de compléter l’image par un marqueur d’échelle, telle une silhouette, permettant de relativiser la taille du sujet. On pourra alors mieux saisir la grandeur ou la petitesse d’un espace à l’aide de cette information supplémentaire, tout en jouant sur sa dimension narrative.
Cadrer serré
Souvent, quand on débute en photographie, on a tendance à se tenir trop loin. C’est en particulier vrai en photo de rue, où aux simples enjeux créatifs s’additionnent un certain nombre de peurs : photographier des inconnus, pénétrer l’intimité des sujets photographiés, accepter une interaction, dépasser le jugement d’autrui quand on photographie en public, etc. Doit-on encore rappeler ce célèbre adage ?
Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près.
Robert Capa
Souvent, il ne suffit pas de grand chose, un ou deux pas de plus. Je reconnais toutefois que ce sont les plus difficiles à faire. C’est l’expérience qui apprend à les faire, mais il faut d’abord accepter de le reconnaître. Se tenir loin peut toutefois être une option, mais elle doit dans ce cas être assumée franchement.
Jouer sur les plans de l’image
J’évoquais à l’instant le besoin de resserrer les compositions. Cette notion recouvre plus généralement l’idée d’occuper l’espace dans son ensemble.
Remplir tous les plans
On pourra chercher à remplir chacun des plans de l’image, du premier plan à l’arrière-plan : la densité de chaque plan apporte de la profondeur à l’image, le regard circulant de manière latérale mais également de manière frontale. Pour ma part, je suis particulièrement friand des compositions complexes mettant en jeu plusieurs couches successives interconnectées (les anglo-saxons parlent de layering pour désigner la méthode), dont Alex Webb est un maître. En résultent des images riches et dynamiques, difficiles à cerner aussi, qui invitent à y revenir plusieurs fois pour les comprendre. Cet exercice est très délicat en raison de la multiplicité des éléments à contrôler, en particulier si l’on photographie des sujets mobiles. Il faut dès lors se montrer persévérant en acceptant d’obtenir beaucoup de déchets. Une bonne image de ce type est particulièrement gratifiante.
Si son processus d’exécution est très différent par rapport au médium photographique, ce célèbre tableau de Renoir constitue néanmoins un magnifique exemple d’une composition complexe, mêlant les différents plans de l’image avec une grande virtuosité selon une dynamique diagonale très efficace.
Aplanir l’image
Plutôt que de rechercher la dynamique des effets de couches successives, on peut faire le choix d’aplanir l’image. Dans ce cas, tous les éléments se trouvent figés sur un plan unique ou sur des plans très resserrés, sous forme de frise, un à la manière de bas-reliefs romains. Ce type de composition peut être intéressant quand le propos en jeu défend une idée de stabilité ou d’immobilisme. C’est le cas de la composition ci-dessous, qui représente une scène de mariage renvoyant à un caractère immuable que viennent ancrer les quatre piliers.
Prêter attention aux coins de l’image
Plus une image fourmille de détails, comme c’est le cas des compositions par couches, plus on a de mal à les contrôler. Il nous faut apprendre à jouer avec la limite des paramètres que l’on veut contrôler, en excluant ou incluant certains détails. Dans la pratique, quand on se retrouve dans une situation un peu chaotique comme c’est souvent le cas en photo de rue, on peut rapidement se sentir un peu dépassé et prêt à jeter l’éponge.
Une bonne aide pour reprendre le contrôle consiste à prêter attention aux bords de l’image. On a souvent tendance à s’intéresser à ce qui se passe au milieu d’une photo, et à en négliger les coins. C’est une erreur car une composition idéale doit considérer tous les détails. En particulier, cette attention aux coins permet par nature de prendre conscience des contours de l’image et de les délimiter, ce qui représente un grand pas en avant pour stabiliser une composition. Ne reste plus qu’à figer les éléments mobiles à l’intérieur de ce cadre défini, ce qui je vous l’accorde n’est pas toujours mince affaire.
La composition tronquée
Se forcer à cadrer plus serré, c’est s’affranchir de détails inutiles. La photographie est histoire de choix (et donc de renoncements), et ceux-ci se doivent d’être francs pour être justement perçus du spectateur. Les compositions tronquées sont un outil intéressant pour renouveler l’approche d’un sujet. Je les trouve particulièrement efficaces quand le sujet est un être humain. En effet, quand on aborde quelqu’un, on est naturellement attiré par le regard, associé à un premier marqueur d’identité. S’affranchir de montrer ce regard détourne le curseur vers un autre point d’intérêt qui aurait été masqué en présence du regard : une bouche, des jambes… ou des mains, comme le fait ici Vivian Maier.
Par ailleurs, les compositions tronquées peuvent être un élégant moyen de suggérer ce qui se passe hors-cadre : inutile par exemple de montrer l’ensemble d’un corps pour se le représenter par déduction. En photographie, on joue avec les limites de ce qu’on montre, en cherchant sans cesse à être le plus synthétique et parcimonieux.
Simplifier en jouant sur l’espace négatif
Je parlais du besoin d’être visuellement synthétique : cette idée recouvre plus globalement celle de simplicité. Cet effet peut être recherché et creusé volontairement. On se concentrera dès lors sur des compositions épurées, marquées par de grands aplats de couleur et peu de détails. On parle d’espace négatif pour désigner ces zones « vides », qui font respirer le sujet de façon très marquée. Ce type de composition se prête à des évocations autour du thème de l’isolement, ou de l’insignifiance de l’homme dans la nature par exemple.
Au-delà de sa portée narrative, je trouve intéressant le jeu sur l’espace négatif lorsqu’on débute : il me semble préférable de commencer par maîtriser des compositions peu fournies en détail, mais exécutées proprement, plutôt que de rechercher d’abord la complexité. Le courant minimaliste est assez en vogue actuellement, propulsé par la plateforme Instagram qui valorise les compositions simples et visibles en petit format, et la notoriété grandissante de Saul Leiter, un maître du genre.
La profondeur de champ
Même si on parle aussi de netteté et de flou en peinture, la gestion de la profondeur de champ est spécifique à la photo, pour les raisons techniques des optiques qu’elle emploie. Une profondeur de champ plus ou moins faible permet de doser ce sur quoi on veut attirer le spectateur, l’oeil se dirigeant naturellement vers les zones de l’image les plus nettes.
Plus votre focale est longue, plus vous pourrez jouer sur ce critère. La zone de netteté étant réduite en longue focale (au 85mm ou 135mm par exemple), il vous faudra être précis sur la mise au point. La zone de flou (on parle aussi de bokeh) peut produire des rendus particulièrement élégants. Il ne faut toutefois pas tomber dans la facilité : une zone floue ne doit pas l’être par compensation d’un détail non souhaitable, mais faire l’objet d’une véritable intention, comme le fait ici Pinkhassov en plongeant cette femme dans des pensées oniriques.
A l’inverse, les focales plus courtes (comme le 35 mm) autorisent une plus grande plage de netteté. Le 35 mm a la faveur des photographes de rue en partie pour cette raison. Fermer le diaphragme à f8, f11 ou plus assure une bonne netteté sur tous les plans de l’image.
Composer avec les contrastes
Le regard se porte spontanément sur les zones de contrastes, qui peuvent être de diverses natures : contraste de lumière contraste, contraste de couleur, contraste narratif.
Le contraste de lumière
Les contrastes de lumière contribuent à valoriser votre sujet. Typiquement, un sujet sombre se détachera d’autant mieux sur fond clair, et inversement. Il s’agira dès lors de jouer avec la gamme des tonalités pour mieux guider le regard. Avec pour enjeu de faire converger les zones de contraste avec les zones d’intérêt de l’image.
Le contraste de couleur
Ici, le principe est le même que précédemment, mais on joue sur les différences de couleur plutôt que sur les écarts de luminosité. Des oppositions franches fonctionneront souvent : c’est le cas des couleurs complémentaires qui contrastent naturellement l’une à l’autre, comme le bleu et le rouge dans cette photo de Harry Gruyaert.
Ces contrastes peuvent également porter sur une même gamme de couleur dont les variations peuvent constituer une rupture intéressante.
Le contraste narratif
Dans ce dernier cas, on ne parle plus de critères techniques mais des ressorts narratifs de l’image. Ces contrastes sont alors tels qu’on peut les trouver en poésie ou en littérature : opposition de valeurs, de milieu social ou culturel, d’attitude, d’émotions… Nous vivons une époque de contrastes, n’est-ce pas ?
Le chevauchement
Séparer les éléments
Une composition réussie, c’est d’abord une composition lisible. Il est nécessaire de pouvoir identifier rapidement chaque élément constitutif de l’image, à moins que cela ne soit intentionnel. On prendra donc garde à éviter le recoupement d’un élément sur un autre.
Juxtaposer les éléments
Inversement, une juxtaposition consciemment utilisée peut conduire à des situations visuellement intéressantes. Elle consiste à superposer des plans habituellement indépendants afin de créer un effet de surprise. Les juxtapositions sont un ressort important des images à tonalité humoristique.
Automatiser l’exercice de composition
Comme je viens de le déplier en détail, vous pouvez voir que la composition recouvre une palette d’outils particulièrement variée. Bien sûr, on ne pourra pas la mobiliser dans toute sa richesse immédiatement. A force de répétition, on finira par intégrer certaines mécaniques de composition en les mobilisant de manière naturelle, sans même devoir y penser. Comme d’habitude, c’est par la pratique qu’on progressera dans ce domaine photographique. Ce que je pourrais vous conseiller, c’est de vous concentrer sur quelques dimensions qui vous paraissent dignes de travail par rapport à votre pratique d’aujourd’hui, en cherchant à les avoir en mémoire lorsque vous prenez des photos. Ne courez pas tous les chevaux à la fois, vous vous perdriez.
Le sens au cœur des décisions photographiques
Toutes ces règles donnent l’impression d’une pratique figée et codifiée. Cela semble contradictoire avec l’essence même de la photographie, médium de création et de liberté. En réalité, il ne faut pas accorder plus de valeurs à ces règles que ce qu’elles sont : de simples outils. Au service de votre expression personnelle. Ce qui compte n’est pas l’outil que vous maniez, mais bien ce que vous avez à dire à travers la photographie. Les critères de composition n’ont d’autre but que de servir votre créativité. On pourra les tordre, les nier, les transgresser, les dépasser. Pour vous aider à libérer votre voix intérieure.
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Un commentaire
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Toujours aussi riche et pédagogique. Passionnant rapprochement entre peinture et photographie.
Merci Benj pour cette « leçon » d’esthétique photographique.