L’illusion du matériel en photographie
Cet article est un exutoire paradoxal destiné à s’auto-convaincre qu’il est désormais temps de renouveler son matériel.
Nous sommes en 1902. Le daguerréotype existe depuis bientôt 70 ans. Le rêve-idéal est dévoilé auprès du public. Que cache l’emphase de ce dénominatif onirique : la formalisation d’une vision artistique, l’émergence d’un mouvement photographique fondateur, ou la clôture du débat éternel sur la légitimité de la photographie en tant qu’art ?
Eh bien rien de tout cela. Le rêve-idéal, c’est un appareil photo révolutionnaire. Un outil qui rend dérisoires les précédentes tentatives de production d’appareils photographiques. En effet :
Tous les appareils connus sont littéralement écrasés par le Rêve-Idéal merveilleux.
Réclame publicitaire de 1906
Sommaire
- L’obsession du matériel photographique : une lubie mercantile
- Valorisation du progrès technique
- Performances de l’outil en basse lumière
- Intérêt porté au piqué
- Besoin de polyvalence
- Souci de compacité
- Obsolescence de l’existant
- Reléguer l’appareil photo au rang d’outil au service d’une vision
- Faire converger le besoin d’outil avec l’expression du propos photographique
- Le matériel fait-il le photographe ?
L’obsession du matériel photographique : une lubie mercantile
Quel ton dithyrambique, décomplexé, ne souffrant d’aucune réserve ! Les réclames publicitaires contemporaines semblent comparativement si fades : elle se veulent subtiles, sournoises, n’affichant pas clairement la finalité strictement mercantile du propos. A l’époque, les messages étaient au moins délivrés sans détours, avec un lyrisme totalement assumé. Mais ce qui me frappe surtout, c’est que si la forme du message publicitaire a radicalement évolué depuis le début du 20ème siècle, le fond est resté à peu de choses près inchangé. On y retrouve les mêmes arguments autour de la performance de l’outil, comme si les vertus matérielles nous libéraient des efforts autour de l’acuité du regard, de la finesse de la vision photographique… lesquelles n’ont rien à voir avec le matériel, mais avec l’identité du photographe, fruit de sa sensibilité et de sa culture. L’appareil photographique devient un objet de consommation, rutilant et beau, séduisant et prometteur. Un objet en soi qui se suffit à lui-même.
Valorisation du progrès technique
Hier | Aujourd’hui |
Un chef-d’œuvre au 100e de seconde !! | Et si l’obturateur mécanique fonctionnait au-delà des 8 000èmes de seconde ! |
Performances de l’outil en basse lumière
Hier | Aujourd’hui |
L’Objectif Roussel perce les ombres et les dernières lumières du soir | Et si l’objectif ouvrait à f1.0 ? |
Intérêt porté au piqué
Hier | Aujourd’hui |
(Il) donne toujours un fouillé étonnant et prodigieusement net, permettant les plus grands agrandissements | Et si le piqué était homogène au centre et sur les bords dès f1.4 ? |
Besoin de polyvalence
Hier | Aujourd’hui |
Double tirage du soufflet permettant la reproduction et, en enlevant la première lentille de l’objectif, d’obtenir des vues d’un grossissement double pour paysages éloignés | Et si je pouvais faire de la photo de rue et du portrait à l’aide d’un seul appareil photo ? |
Souci de compacité
Hier | Aujourd’hui |
C’est l’appareil le plus petit et le plus léger | Et si je pouvais glisser mon appareil dans ma poche ? |
Obsolescence de l’existant
Hier | Aujourd’hui |
Dans l’apothéose resplendissante d’une perfection surhumaine, montant droit au Zénith, le rêve-idéal écrase de ses innombrables qualités tous les appareils photo qui existent au monde | Aujourd’hui : Et si je changeais mon appareil déjà vieux ? |
Reléguer l’appareil photo au rang d’outil au service d’une vision
Nous envisageons la question du matériel photo selon les mêmes critères qu’il y a 120 ans. Pourquoi ? Est-ce à dire que le progrès technique a été faible par rapport à ce qu’on aurait pu en attendre ? Ou cela veut-il plutôt dire que l’attrait pour le matériel n’est qu’un miroitement, une tromperie de Polichinelle, une course à l’équipement illusoire et sans fin ?
Mon matériel photographique est vieux de quelques années déjà. La notation de ses spécifications dégringole sur les sites marchands et perd ses étoiles d’année en année. J’ai l’impression d’avoir un train de retard. Je crois presque manquer de sérieux dans l’exercice de mon activité, à disposer d’un matériel non estampillé dernier cri quand je couvre un mariage. Pourtant, à l’époque il s’agissait du matériel rêvé. L’autofocus était d’une vélocité encore jamais vue, la montée en iso réputée époustouflante. Tout portait à croire qu’il s’agissait de l’outil photographique ultime (je parle du Fujifilm X-T2).
Dans le contexte de sur-sollicitations marketing, il est difficile de rester insensible aux sirènes de la technique et de la nouveauté. Il faut apprendre à souffler et faire un pas de côté, pour se rappeler l’essentiel : le matériel n’est qu’un outil destiné à servir une vision artistique.
Faire converger le besoin d’outil avec l’expression du propos photographique
Derrière toute réflexion autour du matériel, il faut lui faire correspondre un besoin. A chacun de le définir avec intégrité. On ne devrait changer qu’à la condition d’une divergence par rapport au besoin de la pratique. Se sent-on limité dans l’exercice photographique ? La pratique du quotidien nous prive-t-elle d’aller chercher des images ?
C’est effectivement la réflexion qui m’est venue : mon matériel me prive de certaines images. J’estime, après plusieurs centaines de milliers d’images, avoir éclusé de fond en comble le potentiel technique de l’outil. La question qui se pose à moi est alors la suivante : les images non saisies par défaut de l’outil en jeu ont-elles de l’importance ? La réponse est oui. Il se trouve que je ne peux pas saisir des clichés de ma fille à l’heure du bain. Je suis coincé à 5000 iso, 1/100s, f2.8. A la rigueur peu m’importe la sensibilité, le bruit ne me dérange pas particulièrement. Ce qui me dérange, c’est que je ne peux pas faire la mise au point assez vite. Le moteur de l’objectif pompe et fait le point une fois le moment évanoui. La tête est tournée quelques dixièmes de seconde, l’expression disparaît pour laisser place à une autre. Je pourrais creuser mon skill en mise au point manuelle, certes. Mais c’est trop incertain. Je reconnais la forme de romantisme qu’induisent ces conditions hasardeuses. Elles illustrent la théorie du « happy accident », la chance du processus photographique. Mais je trouve cet argument ici fallacieux. Il se trouve que je tiens absolument à figer ces instants personnels et intimes de mon histoire de famille.
Ces lignes laissent entrevoir une posture justificative. Je m’excuserais presque de chercher l’outil adapté à ma pratique d’aujourd’hui. C’est oublier qu’elle a mûri. Mes besoins d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier. Je ne suis plus le photographe que j’étais il y a quelques années. Les idées ont infusé, la vision s’est forgée davantage, mes objets de recherche photographique se sont précisés. Mon rêve-idéal, c’est l’outil qui servira la vision du monde que je veux dévoiler.
Le matériel fait-il le photographe ?
Mais revenons pour finir sur un autre débat, celui de la démocratisation photographique. La réclame de 1906 avançait qu’à la faveur du progrès technique caractérisé par le rêve-idéal : « tout le monde sera photographe ». Une remarque visionnaire ? Quiconque est aujourd’hui équipé d’un appareil photo en permanence via son smartphone. Nous sommes tous outillés. Pourtant, défendons-nous cette vision personnelle qui fait l’identité d’un photographe ? Je crois que le photographe ne se définit pas par ses outils, mais seulement par ce qu’il est.